10 novembre 2005

OhmyNews : la renaissance du journalisme

A l’heure où le journalisme traditionnel traverse une crise majeure, qui fait augurer à certains noirs prophètes sa disparition prochaine, un nouveau journalisme est en train de naître au pays du Levant, en Corée du Sud. Il s’agit d’un journalisme triomphant, plein de vie et de santé, qui a cette étonnante particularité d’être créé par les citoyens eux-mêmes. Un journalisme citoyen. Zoom sur OhmyNews, poids lourd mondial et leader incontesté de ce journalisme du XXIe siècle.

Oh Yeon Ho n’est pas peu fier de son bébé, le site de journalisme citoyen OhmyNews. Ce dernier aurait réussi, selon son fondateur, à réaliser le fameux «village global» dont parlait Marshall McLuhan, à l’échelle de la Corée du Sud. OhmyNews est né le 22 février 2000 et est aujourd’hui la référence mondiale en matière de journalisme citoyen.

En ouverture de son discours au Congrès de l'Association Mondiale de la Presse, le 31 mai 2004 à Istanbul, en Turquie, Oh Yean Ho n’y est pas allé par quatre chemins pour définir quelle fut l’ambition première de son entreprise : «to say goodbye to 20th century journalism and to create a new 21st century journalism.» Dans la même veine conquérante et triomphante, on peut lire sur son site ce message de bienvenue : «Welcome to the revolution in the culture of news production, distribution, and consumption. Say bye bye to the backwards newspaper culture of the 20th century

Tous journalistes

L’idée qui le guide est celle-là même qu’a popularisée le pape du journalisme citoyen, Dan Gillmor, et qu’il a exprimée dans la Bible de tous les citoyens-reporters, son ouvrage We the media : «20th century journalism is one-way. Professional reporters write, and readers read. […] OhmyNews created a two-way journalism. The readers are no longer passive. They can be reporters anytime they want. The main concept of OhmyNews is «Every citizen is a reporter.» Journalists aren't some exotic species, they're everyone who has news stories and shares them with others.»

Ces belles paroles ne sont pas restées lettres mortes depuis la création d’OhmyNews. A l’origine, l’organisation ne comptait que 727 reporters citoyens ; ils étaient, le 31 mai 2004, estimés à 33 000. Et, à la fin du mois de juin 2005, à plus de 38 000 (dont 600 implantés dans le reste du monde). Ces reporters amateurs viennent de toutes les couches de la société sud-coréenne : des étudiants aux enseignants, en passant par les policiers et les militaires. Parmi sa masse immense de contributeurs, OhmyNews compte même ses «stars», des auteurs particulièrement prolifiques et très lus.

L’un d’eux, Lee Bong Ryul, un salarié de 34 ans, a écrit près de 400 articles en quatre ans. Et, en 2002, son audience moyenne par article s’élevait à plus de 10 000 personnes. Quant à Ko Tae Jin, un petit chef d’entreprise de 39 ans, vivant dans une petite ville de la province de Kyungsang, il a écrit des chroniques au rythme soutenu d’une ou deux par semaine, et son audience a dépassé les 20 000 lecteurs.

Fier de ses deux champions, Oh Yeon Ho a déclaré à leur sujet : «I think Mr. Lee and Mr. Ko are the very people we can call journalists. Their performances are equal with professional journalists.» Il n’est plus question ici de préserver soigneusement la différence entre les vrais et les faux journalistes, comme s’y efforcent, par exemple, la plupart des blogueurs influents en France ; on prétend clairement être journaliste, même si ce n’est pas là son métier principal ou officiel.

OhmyNews compte aussi dans ses rangs des journalistes au sens traditionnel du terme, de véritables reporters. En 2004, ils étaient au nombre de 35. Il comporte aussi une équipe éditoriale, qui sélectionne les articles, les accepte ou les refuse, et décide de leur place dans la hiérarchie du site. Selon l’importance qu’elle leur accorde. Des chroniqueurs étrangers de renom viennent enfin étoffer l’immense «rédaction» d’OhmyNews : Terry L. Heaton, David McNeill, John Duerden, Howard Rheingold.

Changer le monde

Les reporters citoyens proposent chaque jour entre 150 et 200 articles, soit plus de 70 % du contenu informationnel du site. Ils sont rémunérés, mais leur cachet reste faible et dépend de la place que les éditeurs auront accordée à leur article : si celui-ci monte dans le «Top News», son auteur sera payé l’équivalent d’environ 17 dollars. La motivation des citoyens reporters est donc autre que l’argent. Selon Oh Yeon Ho, ils écrivent dans l’espoir de changer le monde : «The traditional paper says «I produce, you read » but we say «we produce and we read and we change the world together.»»

Et, de fait, OhmyNews, depuis ses débuts, a sorti des scoops très régulièrement ; en 2002, il a ainsi été le premier média à parler d’un scandale financier qui impliquait le groupe Hyundai. Et Oh Yeon Ho d’ajouter fièrement à ce sujet : «Every mainstream newspaper and broadcaster cited OhmyNews

L’influence de OhmyNews est véritablement devenue considérable ; l’élection, en 2002, du Président réformateur Roh Moo Hyun lui incomberait pour une part non négligeable. D’ailleurs, c’est à OhmyNews que le Président nouvellement élu a accordé sa toute première interview, au nez et à la barbe des trois grands journaux conservateurs qui dominaient la scène de la presse écrite depuis de nombreuses années. Ce choix du Président coréen se comprend aisément lorsque l’on sait que OhmyNews attire chaque jour des millions de visiteurs, et était devenu, en 2003, le sixième média le plus influent de Corée du Sud (Internet, presse écrite, radios et télévisions confondus).

Plus fondamentalement, OhmyNews est né, selon les dires de son fondateur, d’un désir de démocratie, dans un pays où la presse était, jusque-là, largement aux mains des conservateurs : «Before we started OhmyNews, the Korean media was 80 percent conservative and 20 percent progressive. So I felt that without changing the media market 80-20 imbalance, there would be no democracy in Korea. In that situation, even though there is an important story produced by the progressive media, if the conservative mainstream media ignores it, it cannot become a social agenda. I wanted to equalize it to 50-50. That's why I created OhmyNews with the editorial philosophy of "Open progressivism".»

Made in South Korea

Mais si ce désir a pu se concrétiser et produire des effets aussi rapidement, c’est que la Corée du Sud offrait un terrain particulièrement propice à ce développement. OhmyNews peut être considéré, déclare Oh Yeon Ho, comme : «a special product of Korea.» Des raisons expliquent, selon lui, pourquoi le modèle du reporter citoyen est apparu pour la première fois en Corée du Sud.

Tout d’abord, les lecteurs coréens ont été déçus par les grands médias conservateurs et se trouvaient, pour cela, en attente de médias alternatifs.

Ensuite, Internet est beaucoup mieux implanté en Corée du Sud que dans la plupart des autres pays. Il y connaît un taux de pénétration de plus de 75 %.

Et puis, la Corée du Sud est un pays suffisamment petit pour permettre aux équipes de reporters (reconnus) de relier les lieux où se joue l’actualité en quelques heures, afin de vérifier si l’article d’un citoyen reporter est correct ou non.

Par ailleurs, la Corée du Sud est une société unipolaire, dans le sens où le pays entier peut être appréhendé à travers un nombre limité de questions ; ce qui permet à l’équipe dirigeante de OhmyNews d’adopter une stratégie efficace de «sélection» et de «concentration» : sélectionner les événements les plus importants et concentrer tous ses moyens dessus pour les couvrir aux mieux.

Mais la raison la plus importante à ce succès tient à l’attitude des citoyens sud-coréens elle-même. Ces citoyens étaient prêts à participer à l’aventure. La Corée du Sud peut, en effet, compter sur une génération jeune, active et avide de réformes ; en gros, la génération des gens qui ont entre une vingtaine et une trentaine d’années. D’ailleurs, environ 80 % des citoyens reporters et des lecteurs de OhmyNews appartiennent à cette génération. Ainsi, la technologie seule ne suffit pas ; c’est la disposition de ses utilisateurs, des hommes et des femmes qui se l’approprient, qui est, elle, véritablement décisive.

OhmyNews comporte deux versions : l’une, coréenne, difficilement décryptable pour un Occidental, et l’autre, internationale, rédigée en anglais. Le journal traite une large palette de sujets : affaires coréennes et internationales, technologies, arts, divertissements ; une rubrique est spécialement consacrée aux grandes questions mondiales, et une autre aux interviews. Les articles peuvent être commentés, et il est possible de contacter leurs auteurs. Le site offre enfin un classement hebdomadaire des dix articles les plus consultés.

La révolution de l’information est en marche, et la Corée du Sud présente au reste du monde un modèle à l’avenir probablement prometteur. Les Etats-Unis et la France ont emboîté le pas à la Corée du Sud, avec les créations de deux autres sites de journalisme citoyen : OurMedia et AgoraVox. Gageons que ces précurseurs ne resteront pas seuls longtemps et feront des petits un peu partout sur la planète.

29 octobre 2005

Au nom des fans, merci Antoine !



Signalons l'heureuse idée - et le courage - d'Antoine Leruste, qui a entrepris de traduire en français les Confessions de Billy Corgan. Le résultat, sans être parfait, est convaincant. On peut ainsi découvrir Billy plus en profondeur, comprendre d'où il vient, par quelles expériences de vie il est passé, depuis sa plus tendre enfance (tendre, en l'occurrence, n'est pas le mot...). On comprend d'où peuvent venir sa sensibilité et son intelligence. C'est touchant, vrai, sans jamais rechercher le brillant, le clinquant, la frime ou l'excès. C'est simple et juste - comme le bonhomme. Trève de bla-bla : le mieux est d'aller voir par là, sur le blog d'Antoine.

Et toujours sur ce blog, vous trouverez aussi la première version de la critique que j'avais faite de The Future Embrace, sous le pseudo GCX. Elle était initialement parue sur XSilence et était un tout petit peu plus sévère que la suivante. La "déception" n'a duré qu'un temps...

01 octobre 2005

Lorsque l'entreprise se met au blog

Le 27 septembre 2005, l’Échangeur et expertsconsulting ont lancé le club e². A cette occasion, une première matinée a été organisée sur le thème de l’irruption des blogs dans le monde de l’entreprise et sur leurs possibles usages. Parmi les intervenants, Pierre Bellanger, Président fondateur de Skyrock, a livré les fruits de son expérience en la matière.

Le club e² est né le mardi 27 septembre 2005 dans les locaux de l’Échangeur, dans le 3e arrondissement de Paris. Il s’agit de l’association de l’Échangeur et d’expertsconsulting : le premier, créé en 1997, est un centre de démonstration des pratiques innovantes de la relation client qui apporte aux entreprises une plate-forme de dialogue et de réflexion ; le second, créé en 1993, est un cabinet conseil en management, spécialisé en innovation, marque et prospective.

Le club e² s’adresse aux entreprises qui veulent comprendre comment les nouvelles générations de technologies engendrent de nouveaux usages sociaux et modifient les comportements des consommateurs, et qui souhaitent échanger sur ces questions avec d’autres entreprises. Six réunions par an sont prévues, chacune organisée autour d’un thème, à l’heure du petit-déjeuner.

Parole d’expert

Ce mardi, de 8 heures 30 à 11 heures, une première matinée, exceptionnellement ouverte à tous, était organisée. Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération (FING), a commencé par mettre au niveau ceux qui n’étaient pas encore familiers avec l’univers de la blogosphère.

Il a rappelé qu’on estimait à plus de 60 millions le nombre de blogs dans le monde, à 4 millions en France, dont 3 millions de Skyblogs, et que cela constituait un phénomène de publication sans précédent. Il a aussi rappelé la facilité de leur publication, leur logique d’échange, de réseau, a mentionné leur standard de publication, RSS, qui permet la syndication ou republication de contenu, n’a pas oublié de parler du trackback, qui permet d’avoir connaissance de tous les blogs qui pointent vers tel ou tel billet publié sur tel blog.

Il a encore noté que le référendum sur le projet de constitution européenne avait constitué une date importante dans l’histoire du blogging, avec un "non" qui s’était nettement mieux structuré que le "oui".

Quelques difficultés posées par les blogs ont été mises en évidence : l’interpénétration de la communication publique et de la communication privée, l’accélération de la propagation des informations et aussi des rumeurs, ou encore la concurrence avec les médias, qui a pu être constatée récemment lors du passage de l’ouragan Katrina.

Concernant plus spécifiquement l’entreprise, M. Kaplan a distingué quatre types de blogs : les blogs "jetables", initiés à l’occasion de projets et qui ne durent que le temps de ces derniers ; les blogs de PDG ; les blogs de salariés, qui doivent se soumettre à certaines règles éthiques, notamment de confidentialité ; et les blogs syndicaux, avec le plus célèbre d’entre eux : Miroir syndical.

M. Kaplan a ensuite interrogé le rôle que les blogs pouvaient tenir dans les stratégies de marque. Le blog est avant tout un phénomène individuel, quoiqu’en réseau ; il suppose donc, pour les marques, l’acceptation d’une perte de contrôle du message, c’est-à-dire le fait que les internautes-consommateurs s’expriment librement ; il induit aussi le devoir, pour la marque, de laisser tomber le discours publicitaire officiel pour parler aux internautes sur le même ton que celui dont ils usent. Et ce, sur le principe, à prendre très au sérieux (sauf à être complètement discrédité) de la "conversation".

M. Kaplan a illustré son propos en revenant sur l’échec cuisant de Vichy ; cette marque avait inventé de toutes pièces une personne, dénommée Claire, qui était censée parler des produits Vichy. Le manque d’authenticité a été le révélateur de la supercherie. Nous n’avions, en fait, affaire là qu’à un site de "com", sans aucune valeur ajoutée réelle dans la communication.

Pour les marques qui ne souhaitent pas se lancer dans le blogging, mais aussi pour celles qui s’y engagent, M. Kaplan a fait remarquer qu’une bonne stratégie consistait à aller participer à d’autres blogs, ceux des principaux blogueurs qui parlent de la marque, consommateurs ou autres entreprises. L’effet d’une telle attitude peut se révéler "puissant".

L’empire Skyblogs

Suite à cette entrée en matière, c’est Pierre Bellanger, Président de Skyrock, qui, avec un indéniable talent oratoire, est venu faire partager son expérience des blogs, à travers ce phénomène unique au monde que constituent les Skyblogs. Le poids lourd des blogs en France a voulu faire preuve de modestie, précisant qu’il ne s’agissait pas, pour lui, de donner un cours magistral, qu’il était encore en train d’apprendre, usant de cette belle métaphore : "la voiture se construit en roulant".

Mais, dès ces premières précautions prises, il a aligné quelques chiffres pour le moins impressionnants : 2,93 millions de Skyblogs actifs à ce jour, 133 millions d’articles (le terme "articles" est peut-être un peu osé), près de 15 000 nouveaux Skyblogs créés chaque jour ! Skyrock, qui est le première radio française pour les 13-24 ans, est inconnue aux États-Unis (mise à part la sphère rap), mais les Skyblogs, eux, y sont connus. Comment expliquer un tel succès ? Et pourquoi ce succès n’a-t-il pas touché autant les autres radios ?

M. Bellanger a rappelé le contexte indispensable à avoir à l’esprit pour mieux comprendre le phénomène. Skyrock ne part pas, en effet, de rien. Il a une histoire, et celle-ci est marquée par une culture de la liberté d’expression. On a parlé, depuis longtemps, de radios libres, mais on a rarement parlé d’auditeurs libres – sauf sur Skyrock.

Le slogan de l’émission phare de la station, "Radio Libre", présentée par Difool, est à ce titre assez intéressant : "Total respect, zéro limite". Difool, l’ancien compère du Doc (sur Fun Radio), à l’origine du phénomène Skyblogs ? C’est bien possible, d’autant que son émission a rendu populaire un autre concept, très proche de ce qui peut se passer sur les blogs : la "Sky-solidarité", où chaque auditeur est appelé à venir aider un autre auditeur "en galère", en apportant sa propre expérience – et plus si affinité. Les blogs prolongent les pratiques qui existent déjà dans l’émission.

Les auditeurs, sur les blogs, finissent par se connaître les uns les autres. Reprenant la célèbre formule d’Andy Warhol, selon laquelle chacun aurait dans le futur son quart d’heure de gloire, M. Bellanger a souligné qu’avec les blogs, chacun était célèbre pour quinze personnes.

Mais au-delà de la célébrité, les blogs peuvent aussi constituer des outils d’émancipation, car, sur Internet, des tas de gens se posent les mêmes questions et peuvent s’entraider. Le XXe siècle aura été celui de la diffusion, d’un vers plusieurs ; le XXIe sera celui de la conversation, de plusieurs à plusieurs.

Ce passage du modèle de la diffusion au modèle de la conversation a d’ailleurs des implications fortes dans le domaine de la publicité, a renchéri M. Bellanger. Pour les marques, la communication ne peut plus être unilatérale. La publicité doit comporter à présent un volet conversationnel. Les consommateurs deviennent plus sensibles et réceptifs à ce que disent d’autres consommateurs que les marques elles-mêmes. C’est une véritable "netamorphose", selon l’expression de M. Bellanger. Les marques doivent désormais accepter la critique.

Pour conclure sur sa propre marque, Skyrock, Pierre Bellanger l’a définie, non plus (de manière vieillotte) comme "une radio qui a des auditeurs", mais bel et bien comme "des auditeurs qui ont une radio". C’est l’esprit blog, c’est l’esprit Skyrock. C’est l’esprit de notre temps.

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30 septembre 2005

Le film français de l'année

Entre ses mains, un film d’Anne Fontaine
Dans les eaux troubles du désir

Un homme, Laurent, interprété par Benoît Poelvoorde, rencontre une femme, Claire, jouée par Isabelle Carré. Ça se passe sur le lieu de travail de cette dernière, une compagnie d’assurances ; Laurent, vétérinaire, est victime d’un dégât des eaux et c’est Claire qui est en charge de son dossier. Très vite, Laurent initie avec Claire une relation, pas encore intime, mais plus personnelle qu’elle ne devrait l’être et le rester. Il joue sur son humour et l’on retrouve là le Benoît Poelvoorde que l’on connaît, au pouvoir comique irrésistible, malgré le cadre « film sérieux » dans lequel on se trouve là. Mais déjà, dès les premières minutes, quelque chose d’autre se dégage, quelque chose d’inhabituel, qui laisse présager un grand film. Car disons-le tout net et sans attendre : ce film est grand, il est profond, il est même exceptionnel. Poelvoorde déploie des talents d’acteur, certes pas insoupçonnés, mais révélés clairement ici au grand jour, précisément dans le clair-obscur de ce face à face avec une Isabelle Carré au sommet de son art. Ce film est un film d’atmosphère, c’est un film physique, que l’on ressent avec force ; on est constamment pris par des sentiments complexes et hésitants : faut-il penser ceci, faut-il penser cela ? En attendant, on ressent, et ce que l’on ressent est troublant et envoûtant.

L’élément dramatique qui tend l’atmosphère, qui la charge d’électricité, c’est qu’un tueur en série agit sur Lille (cadre de ce film), un tueur de femmes, amateur de scalpel. Et très tôt, on se demande – avec Claire – si ce n’est pas ce Laurent, vétérinaire qui précisément manie le scalpel, qui est l’assassin. Car ce Laurent a une personnalité ambiguë : il est drôle parfois, dragueur souvent, chasseur même, mais chasseur d’intimité plus que de sexe, il se fait sombre aussi à d’autres moments, silencieux, manifestement perturbé. Il a réussi en peu de temps à nouer une relation très étroite avec Claire, cette femme qui incarne la normalité même ; mariée, un enfant, avec son petit train-train heureux, son équilibre, et ce fauve tendre et drôle, Laurent, qui pénètre dans sa vie, et qui va la changer, qui va la faire douter, de sa vie, peut-être de son couple, qui va la faire revivre, la faire rire, la troubler, l’intriguer, lui faire battre le cœur. Claire finit par retrouver une seconde jeunesse avec ce mystérieux personnage, qui ne cesse de lui témoigner de son intérêt, qui se dévoile de plus en plus, qui laisse entrevoir ses failles et ses plaies encore ouvertes ; elle se demande si elle est en danger, entend parler régulièrement des méfaits du tueur, mais ça ne l’arrête pas ; on la voit s’éloigner de son mari, terne figure bien trop rassurante pour une femme qui rêve encore et qui touche du doigt l’aventure et l’excitation d’être vivante. La trop lisse Claire sombre dans ses propres profondeurs, Laurent est son révélateur, et c’est pour cela qu’elle l’aime, car elle l’aime finalement, elle tombe amoureuse ; mais rien ne se passe entre eux, Laurent recule et fuit dans ses secrets. Et aligne cul sec les verres de vodka.

Un épisode furtif rassure Claire : le tueur présumé a été arrêté, et ce n’est pas Laurent. Que faisait donc ce scalpel dans la poche de son manteau, qu’elle avait découvert un soir de sortie avec lui dans une boîte de nuit ? Cette question, elle cesse de se la poser. La peur s’est estompée. Jusqu’à ce qu’elle retrouve, épouvantée, sa meilleure amie, qui est aussi sa collègue, morte, égorgée, victime du tueur – qui court donc toujours. Or, Laurent la connaissait. Il l’avait rencontrée peu de temps auparavant. Et un verre de vodka se trouve là, sur les lieux du drame. Claire n’a dès lors plus aucun doute ; ce qu’elle pressent en fait depuis le début est maintenant on ne peut plus clair : Laurent est le tueur. L’effroi la reprend, la terreur. Mais devant le policier qui l’interroge, elle ne dit rien. De retour à son travail, on la voit paniquée, elle aperçoit Laurent au réfectoire – réalité ou hallucination ? – et va s’enfermer dans son bureau, en larmes ; elle téléphone à son mari, lui demande de venir la chercher en fin de journée. Mais le soir, le mari met du temps à venir et Laurent arrive avant lui. Les masques tombent. « Tu le savais depuis le début, pourquoi n’as-tu rien fait ? », demande-t-il, avant de la supplier : « Aide-moi… » Laurent attend-il autre chose que Claire ne le dénonce et l’arrête enfin, stoppe sa course folle dans la mort, mette un terme à sa souffrance, à sa perdition ? Laurent s’en va, on sent Claire complètement désorientée, on voit son mari qui arrive enfin, mais Claire ne le rejoint pas. Sa vie est ailleurs. Son amour aussi. Laurent est rentré dans son cabinet de véto ; c’est la pénombre, la nuit noire, la nuit des âmes en sursis. Claire a marché dans ses pas, elle est là, dans la pénombre du cabinet, derrière lui, à deux pas du tueur, qui peut-être la menace. Que fait-elle ici ? La femme toute normale qu’elle était aurait jadis appelé la police et serait allée se réfugier dans les bras de son mari. Mais l’âme et le corps de Claire sont maintenant comme aimantés par ceux de Laurent. Son destin est lié au sien. Le tueur de sa meilleure amie est là, l’effroi est clairement là, et pourtant l’amour s’y mêle encore – et tout cela sonne terriblement vrai. Laurent va-t-il tuer Claire ? Ou est-ce Claire qui va tuer Laurent ? Ou alors est-ce l’amour – insensé – qui va sauver l’homme perdu ?

Les deux êtres se font face, ils se rapprochent, tout cela est très fort, ils s’embrassent, ils fusionnent. Laurent, que l’on voyait jusque-là incapable d’embrasser Claire ou une autre femme, freiné par une irrépressible tension, se laisse ici aller, tout semble se dénouer, ses mains ne se crispent pas autour de son cou, elles glissent. Mais bientôt, ses vieux démons le reprennent ; non, Laurent ne s’en sortira jamais. Il a sorti son scalpel, l’a posé sur la gorge de Claire, il s’est remis à haleter comme un malade, il est sur le point de la tuer, mais ne peut s’y résoudre. Lui aussi est tombé réellement amoureux – pour la toute première fois. Poelvoorde est ici magnifique et pathétique. Laurent, on le devine, retourne alors son arme contre lui. L’avant-dernier plan du film nous montre les deux amants (il faut bien les appeler ainsi), Laurent assis par terre et ensanglanté, mais encore vivant, et Claire à ses côtés. Au dernier plan, Claire marche seule, dehors, dans la nuit, sous les éclairages publics de Noël, face à la grande roue au sommet de laquelle elle avait pour la dernière fois ri avec lui.

Le film est intense, il sonne vrai ; il nous plonge au cœur de sentiments pour le moins complexes, nous fait nous mouvoir sur les noires allées de l’âme humaine – rarement explorées –, dans les tréfonds incompréhensibles du désir. On souffre pour Laurent, malgré l’horreur de ses crimes, on apprécie son humanité désarticulée et l’on suit, stupéfait, les effets qu’il produit sur la douce et jolie et bien trop normale Claire, qui, sans jamais quitter complètement sa normalité, fait l’expérience de la face trouble qui est la sienne et qui la tenaille et la tiraille. Les deux acteurs centraux du film sont magistraux ; Poelvoorde, en particulier, est époustouflant, fascinant. L’émotion et la profondeur qu’il dégage sont assez inouïes. La sage Isabelle Carré, si lointaine a priori de l’univers du show man belge, se révèle son pendant parfait pour incarner cette histoire de passion et de folie au cœur de la plus stricte banalité. Qualifier ce film d’Anne Fontaine de chef-d’œuvre ne serait sans doute pas usurpé. Contentons-nous de dire qu’il s’agit sans conteste de l’un des meilleurs films français de ces dernières années. 9,50 euros la place ? C’est clairement là l’un des rares films qui ne nous fasse pas regretter un tel investissement. Il est des films qui peinent à vous divertir ; celui-ci divertit, dans le sens où l’on ne songe à rien d’autre durant les 1 heure 30 de son déploiement, mais en plus il nourrit, il enrichit ; on en sort conscient d’avoir assisté à un moment rare, d’où le cinéma sort grandi – et nous avec.


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29 septembre 2005

Université populaire : An III

Depuis trois ans, Michel Onfray anime l’Université populaire de Caen ; il y donne un cours d’histoire de la philosophie d’un genre original, puisqu’il s’agit d’une contre-histoire de la philosophie. Retour sur les principaux acquis de ces trois premières années d’enseignement.

Quoi que l’on pense de la philosophie de Michel Onfray elle-même, il faut être reconnaissant à ce dernier de s’être lancé, à travers l’Université populaire de Caen, dans une entreprise de dépoussiérage historique, de réhabilitation de tout un pan de notre culture, trop longtemps enfoui ou, du moins, laissé dans l’ombre. Dans l’ombre précisément de la tradition dominante. Celle qu’on enseigne généralement, qui va de soi, et qu’on n’interroge plus. Onfray pose la bonne question : qui écrit la philosophie officielle, celle qui triomphe dans les manuels scolaires, dans les cours de terminale et même à l’Université ? Et d’abord, quelle est cette philosophie dominante ?

La réponse d’Onfray tient en peu de mots : la philosophie des vainqueurs, c’est la philosophie idéaliste, issue du platonisme, entretenue par le christianisme et relayée encore par l’idéalisme allemand au XIXe siècle. Et ce sont les tenants de cette philosophie qui ont écrit l’histoire. Platon a ainsi été posé comme la grande figure de l’Antiquité, ou Socrate, mais un Socrate platonisé, probablement très loin du Socrate réel. Platon, lui-même formé par la pensée de Pythagore et la philosophie orientale, a nourri conceptuellement le christianisme naissant, le dualisme entre un corps matériel et une âme immatérielle, le premier porteur de tous les maux, la seconde divine. Aristote a été recyclé par la scolastique, les stoïciens et leur culte de l’effort, leur goût pour la douleur, leur mépris pour le corps, n’ont pu que plaire à un christianisme initié par Paul de Tarse (saint Paul pour ses fans). Saint Augustin a synthétisé la pensée chrétienne dans La Cité de Dieu. Et, bien plus tard, Descartes, un autre dualiste, allait être proclamé le philosophe majeur du XVIIe siècle et le philosophe français par excellence.

Il va sans dire que cette tradition qui court de Platon à Descartes n’est pas celle à laquelle adhère Onfray. En trois temps, en trois ans, celui-ci a tenté de redonner tout leur poids à nombre de philosophes majeurs dont le malheur historique consiste à avoir finalement appartenu à la tradition des perdants.

Contre Platon : Épicure, Aristippe, Diogène

Première année : Onfray réhabilite les philosophes alternatifs au platonisme. Il commence par les mal-nommés « pré-socratiques » ; car pourquoi parle-t-on de philosophes pré-socratiques ? Ont-ils vécu avant Socrate ? N’étaient-ils pas encore de vrais philosophes, la philosophie ne naissant véritablement qu’avec Socrate ? Onfray réfute ces fallacieuses raisons : le pré-socratique Démocrite est ainsi contemporain de Socrate et survit même à ce dernier ; quant à sa qualité de vrai philosophe, elle est indéniable. Seulement, il initie un courant matérialiste qui ne peut qu’attirer les foudres des spiritualistes et autres idéalistes. Onfray nous rappelle ainsi ce que Diogène Laërce nous avait déjà appris et ce dont Spinoza se souviendra dans une lettre : Platon eut le projet fou de brûler toutes les œuvres de Démocrite, y renonçant finalement en considérant l’ampleur de la tâche, le philosophe abdéritain ayant beaucoup écrit. Le christianisme gardera d’ailleurs ce goût prononcé pour les autodafés. Ainsi, aura-t-on fait commencer l’histoire de la philosophie avec Socrate, comme notre ère avec Jésus. Double imposture selon Onfray.

Figure alternative majeure au platonisme : Aristippe de Cyrène. Celui-ci est surtout connu pour avoir fait du « plaisir en mouvement » son souverain bien. Platon écrit un dialogue entier consacré à la question du plaisir, le Philèbe ; Aristippe y est implicitement présent partout, il est l’ennemi à abattre. Or, son nom n’apparaît nulle part, pas une fois. Platon, dans ce dialogue, caricature son adversaire et entame son ensevelissement historique en oubliant systématiquement de le nommer. Onfray parle de « passage à tabac » pour désigner la « noble » attitude de Platon envers Aristippe. Diogène de Sinope, le cynique, est une autre alternative forte au platonisme. Philosophe trop souvent sous-estimé dont il ne nous reste que quelques anecdotes, mais des anecdotes particulièrement signifiantes : Diogène qui se masturbe sur la place publique, qui déambule dans sa ville en plein jour avec une lanterne en criant qu’il cherche un homme – l’idée d’homme de Platon –, qui, face au grand Alexandre lui demandant ce qu’il peut faire pour lui, lui répond (dans une traduction sans doute bien policée) : « ôte-toi de mon soleil ! » ; toutes ces anecdotes illustrent une philosophie, c’est-à-dire une vie, affranchie des conventions sociales, une vie qui prend la nature et les animaux en exemples, une vie qui est en quête de la vraie vertu. Selon Onfray, le Socrate réel, dé-platonisé, était sans doute une figure assez proche de Diogène et d’Aristippe.

Mais la figure majeure de la philosophie alternative que nous propose Michel Onfray, c’est bien sûr Épicure. D’ailleurs, il le dit lui-même, toute sa contre-histoire de la philosophie peut être identifiée à l’histoire de l’épicurisme, l’histoire du devenir d’Épicure. Épicure, pour lequel, dans la lignée de Démocrite, tout est atomes et vide, pour lequel les dieux, tout matériels, ne s’occupent aucunement des hommes, et qui fait du plaisir le souverain bien ; mais qui n’est pas la caricature que le christianisme en fera, qui fustigera sa débauche, son immoralité, sa perversité. Épicure était en réalité un ascète, qui définissait le plaisir et l’ataraxie par la seule absence de douleur. Onfray explique cette tiédeur par la physiologie même du sage ; Épicure avait, en effet, une santé fragile et il ne pouvait pas se permettre les orgies dont on l’a accusé ; le bonheur qu’il a prôné, c’était celui qui convenait à sa petite santé. On n’imagine pas Épicure se délectant de plats en sauce et de bons vins ; petit pot de fromage et eau : tel était le « festin » épicurien. Etre fidèle à Épicure, ce n’est pas être aussi tiède que lui, ce n’est pas être fidèle à sa physiologie ; c’est être fidèle à cette idée : tout plaisir est bon, du moment qu’il n’est pas gros de souffrances à venir, du moment qu’il n’entrave pas notre liberté, notre maîtrise de nous-mêmes. A chacun de fixer ses propres limites. L’épicurisme se fera d’ailleurs moins austère, plus festif, avec les campaniens romains, Catulle, Tibulle et Properce, ou encore Horace. A Épicure, nous devons aussi l’idée de contrat (Rousseau n’a rien inventé), ou encore un certain féminisme (le Jardin était ouvert à tous et à toutes). On pressent la beauté qui aurait caractérisé une civilisation ayant eu pour inspirateur Épicure, et non pas Platon – et le christianisme qui s’en est nourri.

Autres figures marquantes à réhabiliter : les philosophes sophistes (qui ne se résument pas, là encore, à la caricature qu’en a fait Platon), Philodème de Gadara, Diogène d’Oenanda et le divin Lucrèce.

Un christianisme épicurien et une figure cardinale : Montaigne

La deuxième année de l’Université populaire s’est ouverte sur une thèse assez peu courante, même si elle paraît, pour qui s’est un peu frotté au problème, certes pas évidente, mais fort plausible : Jésus n’a pas existé historiquement, il n’est qu’un « personnage conceptuel » (pour reprendre une expression de Gilles Deleuze). Les Évangiles sont en effet truffés de contradictions et d’invraisemblances, ils empruntent à des traditions qui leur préexistaient, sont rédigés très tardivement, au moins 50 ans après les soi-disant événements qu’ils relatent, ils s’enrichissent progressivement au gré des besoins de la conversion dans telle ou telle région ; par exemple, la mention de la Vierge est très tardive et coïncide avec le besoin de convertir des Romains très portés sur les Vierges dans leur mythologie ; bref, les Évangiles se révèlent un bel ouvrage de propagande. Onfray nous parle de Paul de Tarse le névrosé, qui va bientôt contaminer le monde entier de sa névrose, il nous dit le rôle déterminant de l’empereur Constantin, au IVe siècle, dans la vie et le développement du christianisme, puisqu’il en fait une religion d’État, oppressive comme il se doit, mettant en place ce que l'historien chrétien Henri-Irénée Marrou nommera un « État totalitaire ».

En marge d’un christianisme de plus en plus féroce, Onfray nous entretient de pensées, prises à l’intérieur du christianisme (auquel il n’est plus possible d’échapper), mais néanmoins discordantes : les gnostiques, ainsi que les Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Jusqu’à l’arrivée de Lorenzo Valla, qui, le premier, rend possible l’association du christianisme et de l’épicurisme ; le terme de christianisme épicurien commence à prendre sens. Puis vint Érasme, dont l’œuvre ne se résume pas à l’Éloge de la folie. Et, influencé par ce dernier, Montaigne, dont Onfray qualifie la philosophie d’épicurisme chrétien (la dose d’épicurisme ayant augmenté par rapport au christianisme épicurien de Valla et Érasme). Après Épicure, la première année, Montaigne est la deuxième grande figure sur laquelle Onfray s’attarde pour cette deuxième année de l’Université populaire.

Figure délaissée par les philosophes, qui y voient trop de littérature, et figure à peine moins délaissée par les littéraires, qui y trouvent un peu trop de philosophie. Les Essais constituent pourtant l’une des œuvres majeures de notre civilisation. Onfray voit d’ailleurs dans Montaigne l’un des plus grands génies de la culture universelle, au même titre qu’un Spinoza. Montaigne est catholique, certes, et cela est même indiscutable ; Onfray refuse d’y voir un athée qui se cache. Néanmoins, la religion s’y trouve souvent réduite à une simple coutume, de fait, à laquelle on doit rester attaché comme à une pièce de l’ordre social, en un temps où, il faut s’en souvenir, les guerres de religion mettent la France à feu et à sang. Si Montaigne reste un conservateur, tant sur le plan politique que sur le plan religieux, il fait montre d’une liberté de pensée totale. Conscient de sa faiblesse, il revendique néanmoins son autonomie. Et si Montaigne est un croyant sincère, il n’en est pas moins un curieux croyant : en effet, nulle préoccupation, chez lui, pour une âme immatérielle, nul mépris pour le corps, nulle grande place pour Dieu dans sa philosophie et aucune, pour ainsi dire, pour Jésus ; en lieu et place, il se nourrit des Anciens, qu’ils soient stoïciens, sceptiques ou épicuriens, et veut suivre la Nature. Il réhabilite clairement les voluptés naturelles et corporelles, et fait de notre vie ici-bas notre but, qui doit se muer en « notre grand et glorieux chef-d’œuvre ». Des bribes de pensée féministe s’y trouvent aussi, au milieu d’un vieux fond misogyne ; Marie de Gournay, sa « fille d’alliance », ira plus loin sur cette voie. C’est d’ailleurs elle qui hérite de la bibliothèque de Montaigne (qui avait lui-même hérité de celle d’un autre penseur majeur, son ami La Boétie) et qui transmettra elle-même sa bibliothèque à une figure importante du siècle suivant : La Mothe Le Vayer. Marie de Gournay est une figure cardinale de la philosophie française, elle aussi sous-estimée.

L’autre Grand Siècle : Charron, Gassendi, Spinoza

La troisième année de l’Université populaire a voulu mettre au jour un autre Grand Siècle (qui ne se résume pas à ce qu’on en lit dans le Lagarde et Michard), et a traité des libertins baroques. Ces derniers sont encore tous des chrétiens, mais ils sont aussi des épicuriens. Le libertin est défini par Onfray comme celui qui effectue un travail dialectique qui rend possible la philosophie des Lumières. Assez arbitrairement, il le concède lui-même, il propose comme date de naissance au libertinage 1592, année de la mort de Montaigne, et comme date de fin 1677, année de la mort de Spinoza. Un libertin, c’est d’abord quelqu’un qui lit et commente les Essais de Montaigne ; tout ce courant de pensée s’y nourrit. Il utilise aussi le scepticisme de Pyrrhon et Sextus Empiricus, pense en regard de la découverte du Nouveau Monde en 1492, médite sur les récits de voyages, prend conscience de la diversité des manières de penser, s’aperçoit que le monothéisme n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité, découvre le relativisme et le perspectivisme, rejette tout argument d’autorité, revendique un usage de la raison, pratique souvent lui-même la science ; il ré-active par ailleurs les sagesses antiques, et, pour la première fois depuis l’arrivée de Constantin au pouvoir, propose une morale immanente, qui ne repose pas sur Dieu.

Première très grande figure de cette période : Pierre Charron, qui, avec son très grand livre De la sagesse, n’est pas le simple compilateur de Montaigne qu’on en a souvent fait ; Onfray va jusqu’à dire qu’il invente presque la laïcité. La Mothe Le Vayer est l’interlocuteur de Pascal, il est l’un de ces libertins emblématiques, qui sont aussi des joueurs, auxquels le génial janséniste s’adresse lorsqu’il use d’un vocabulaire ayant trait au jeu, comme dans son fameux pari sur l’existence de Dieu. Gassendi est, selon Onfray, la troisième figure majeure de sa contre-histoire de la philosophie, après Épicure et Montaigne. Ce philosophe, au moins aussi important que Descartes, aura pourtant été balayé par ce dernier de la glorieuse histoire de la philosophie, dans un affrontement resté célèbre, et dans lequel le prêtre voluptueux aura manqué d’élégance et d’intelligence. Dommage, car sa philosophie était sans doute beaucoup plus intéressante, d’un point de vue matérialiste, et aurait pu initier un changement de cap de la philosophie dominante. Au lieu de cela, c’est Descartes qui est devenu la figure cardinale de tout le XVIIe siècle. Autres philosophes à retenir : Saint-Évremond, Cyrano de Bergerac, et le déjà reconnu Hobbes, inventeur d’une politique libertine et laïque.

Spinoza parachève cette période. Il intègre tout le travail effectué par les libertins, mais avec une puissance conceptuelle supérieure. Philosophe encore marqué par certains aspects de la scolastique, comme en témoignent à la fois son vocabulaire et sa méthode more geometrico, il est néanmoins porteur d’une pensée révolutionnaire. Dieu y est confondu avec la Nature, l’immanence y est proclamée, il n’y a plus de différence de nature entre l’âme et le corps, la liberté, mère de la responsabilité et de la culpabilité, se mue en un strict déterminisme, le bien et le mal deviennent le bon et le mauvais, notions relatives en complète rupture avec les concepts religieux, le corps est pour la première fois interrogé sur ses capacités : Que peut un corps ?, demande le polisseur de verre d’Amsterdam. La raison n’a plus ses limites, comme chez Descartes notamment, qui touchaient à la religion de sa nourrice et de son royaume ; la raison est maintenant partout chez elle.

Onfray fait, à juste titre, remarquer que tous ces personnages (y compris Spinoza), représentants du courant libertin baroque, ont été purement et simplement oubliés par Voltaire, lorsque celui-ci écrivit, un siècle plus tard, une monumentale histoire de ce qu’il nomma le Grand Siècle, dans Le Siècle de Louis XIV. Voltaire qualifia le XVIIe siècle de « grand », certes, pour sa diplomatie, ses grands travaux, ses beaux arts, mais aussi en ce qu’il fut un siècle monarchiste et catholique, Voltaire s’accommodant très bien de la monarchie et du catholicisme. Ce qui fait dire à Onfray, qui n’est pas tendre avec Voltaire, que celui-ci ne fut pas un précurseur des Lumières. Voltaire voulait tout bêtement, d’après Onfray, rendre le XVIIe siècle et Louis XIV grands pour faire paraître, en comparaison, le XVIIIe siècle et Louis XV petits, Louis XV n’ayant pas été très sympathique avec lui. D’ailleurs, Michel Onfray n’est pas tendre avec l’ensemble des philosophes qu’on qualifie d’ordinaire « des Lumières », pâles figures selon lui, avec, outre Voltaire, principalement Rousseau et Diderot. Onfray leur préfère ceux qu’il nomme les « ultras » des Lumières : La Mettrie, Helvétius, D’Holbach, Sade. Et le premier athée de cette histoire philosophique, ou, du moins, le premier qui se déclare clairement tel : l’abbé Meslier. Mais ceci est une autre histoire ; celle de la quatrième année de l’Université populaire de Caen.


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Miss Jennifer Charles

26 septembre 2005

Wouah...

Elysian Fields, Queen of the Meadow, 2000

Alors que les températures commencent à baisser au dehors, j’aimerais vous faire découvrir un objet qui possède toutes les vertus pour vous réchauffer. Un groupe trop méconnu : Elysian Fields ; un album : Queen of the Meadow, à la pochette évocatrice : c’est un dessin représentant le visage d’une femme, très belle, disposée au milieu de plantes carnivores, bouche entrouverte, les yeux clos, quelques gouttes qui perlent sur son visage, et qui manifestement est envahie par un profond plaisir. Les hommes seront peut-être les plus sensibles à la beauté de ce disque. La chanteuse a en effet une voix… comment dire ? Sensuelle. Très. C’est vraiment un ravissement. Et les paroles !! je vous raconte pas… non, non, je vous raconte pas…

Au fait, le nom de la chanteuse, c’est Jennifer Charles. Mignonne. Brune au regard noir. Lèvres charnues. Air boudeur. Et le timbre de voix que vous savez. L’album est adressé à la mémoire de Jeff Buckley. La jeune femme a du goût et Buckley, s’il pouvait entendre cette musique, s’en trouverait ravi. Sans aucun doute.

Mais à quoi ressemble-t-elle, cette musique ? Je n’ai pas envie de trop déflorer la chose. Ça peut se ranger dans la grande catégorie du rock. Mais c’est un rock doux, sensuel, on l’a dit et répété, assez sombre, beau, vraiment très beau, calme, parfois trouble. Trois morceaux sont plus rythmés, plus remuants, un est particulièrement entraînant et enjoué, sans perdre en… sensualité.

Il y a des livres qui valent la peine d’être achetés pour une seule phrase ; ce disque pourrait être acheté rien que pour le premier titre, le plus… sensuel de tous, le plus chaud, avec une entrée en matière au violon, avant l’entrée en scène de Jennifer. Mais en vous procurant cet album, vous ne vous arrêterez cependant pas au premier titre ; tout le reste est à déguster, comme un bon morceau de chocolat noir, onctueux en bouche, accompagné d’un thé bien chaud. Ça détend, ça emporte, ça remplace presque un bon massage. Je vous assure que je n’exagère pas.

Les morceaux les plus attrayants sont placés en tête de l’album, ceux qui suivent sont plus… non pas difficiles, mais noirs et subtiles. En tout cas, on ne décroche jamais. On est à fond dedans. On se met à rêver, dans notre esprit embrumé ou saisi de beauté, à une apparition surnaturelle de Jennifer… sorte de sorcière Elvira échouée dans l’univers du rock. Au passage, ce peut être un excellent album pour s’endormir. Non parce qu’il serait chiant, on a compris qu’il n’en était rien, mais parce qu’il est trop re-la-xant…

Bref, courez chez vos disquaires. Impossible de regretter un tel achat.

04 août 2005

Comparatif

Nirvana avait ouvert le chemin, rendant au rock ses lettres de noblesse. Nevermind en 1991 et In Utero en 1993 avaient constitué deux événements fracassants dans le monde musical de ce temps, endormi par la nullité des années 80. En 1994, Kurt Cobain mettait fin à ses jours. Deux groupes venaient déjà d’éclabousser le monde de leur force rare, dans l’ombre néanmoins de l’ogre Nirvana : les Smashing Pumpkins, auteurs de Gish en 1991 et Siamese Dream en 1993, et Rage Against The Machine, dont l’album éponyme avait résonné comme une grande claque dans le sphère rock de 1992.
Dès l’icône médiatique tombée, les anciens « rivaux » allaient sortir deux albums majeurs : Evil Empire en 1996 pour les Rage, mais surtout, un an plus tôt, en 1995, Mellon Collie and The Infinite Sadness, pour les Smashing Pumpkins, proclamés alors d’évidence « plus grand groupe rock du monde ». De ces sommets, les deux groupes sont par la suite redescendus, comme il se doit. Mais le temps de quelques mois, ou un peu plus, ils ont quasiment fait oublier tout le reste de la scène rock mondiale. Lorsqu’on repense à ce temps-là, on n’est pas loin d’avoir envie d’éclipser la plupart des groupes d’aujourd’hui. Car aucun, d’évidence, n’a fait aussi bien depuis et, a fortiori, mieux. Zoom sur ces deux styles, marqueurs d’une époque.


Rage Against The Machine ? Soyons clairs : c’est de la musique de fou furieux, de déchaîné, d’enragé, la musique de ceux qui ont au fond du ventre une boule de feu qui les survolte et les rend incontrôlables. C’est, en fait, l’alliance parfaite du rap et du rock les plus puissants. Quelque peu monotone en ce sens ; ça joue toujours dans les mêmes tons, on n’a jamais droit à un moment de repos, de détente, de calme… Ou alors ce calme est à redouter, car il annonce la tempête prochaine, l’ouragan De La Rocha – Morello, qui emporte tout, les toitures, les maisons entières, les bagnoles qui voltigent, et vous voici au final détrempé de sueur et… de plaisir. Monotonie du son, disais-je ; mais personne ne nous en avait gratifié auparavant, de ce son-là, de cette énergie-là, de cet alliage rap-rock incandescent, et personne n’a repris le flambeau depuis (du moins à ce niveau, ou ne serait-ce qu’à un niveau convenable). Rage Against The Machine constitue en ce sens, dans le paysage musical, ce qu’on pourrait appeler une singularité.

Singuliers, les Smashing Pumpkins le sont aussi, bien sûr ; mais ils ne ressemblent en presque rien aux Rage. Ces deux groupes constituent, à mon sens, les deux facettes essentielles du rock du milieu des années 90. S’il ne devait en rester que deux, ce serait eux. Et s’il ne devait en rester qu’un… j’élirais sans grande hésitation les Smash. Car, voilà, ces derniers ne sont pas monotones ; ils sont même tout le contraire. Avec eux, on passe par toute la palette des sentiments disponibles (ou presque). Ils n’ont pas la puissance percutante et nerveuse des Rage, leur fougue indépassable, mais une puissance plus contrôlée, mieux répartie sur la longue distance ; une puissance calme, si vous me passez l’alliance de ces deux termes souvent antagoniques ; voilà, ils sont puissants, mais pas violents. Ils ont la puissance d’un moteur qui a besoin de chauffer longtemps avant de partir, mais qui, lorsqu’il est lancé, surpasse ceux des plus vives voitures de course.

Il y a quelque chose de mystique chez les Smashing Pumpkins. Certains morceaux peuvent véritablement vous donner le sentiment de toucher à de l’absolu ; vous touchez quelque chose comme un summum, comme une puissance, un plaisir, une émotion, une intensité indépassables (pas tout ça toujours à la fois, évidemment, mais ça arrive...). Il y a un sentiment de totalité. Rien à voir avec les Rage, où c’est la rupture, la fracture, le déchirement constant qui prédominent. On est dans la cassure, la brisure, jamais dans l’harmonie. La puissance est presque toujours mélodieuse chez les Pumpkins, elle ne fait pas mal, elle fait du bien, elle te prend et te transcende, te rend uni… celle des Rage te désagrège, te met par terre et marche à coups d’upercuts…

Écouter les Rage, c’est immanquablement avoir envie de sauter en l’air, t’as tes jambes qui bougent toutes seules, qui martèlent ton plancher, sans même que tu t’en rendes compte, tu secoues bêtement la tête, tu calques en fait tes pas sur ceux de Zack De La Rocha et de Tom Morello qui bondissent d’un bout à l’autre de la scène, manquant parfois de se téléscoper, dans un déchaînement corporel sans répit. Rien de tel à l’écoute des Pumpkins : t’aurais bien envie de temps en temps de mimer un solo de guitare de Billy Corgan ou de martyriser une batterie imaginaire comme Jimmy Chamberlin, mais pas là de velléités bondissantes. D’ailleurs, sur scène, si Billy bouge quelque peu, sans faire pour autant des folies de son corps, James Iha et D’Arcy Wretsky ont toujours été réputés pour être de vrais « piliers de scène ». Stoïques. Mais Corgan sur scène a un charisme tellement énorme, qu’un simple geste du bras, ou l’esquisse d’un déhanchement avec sa guitare mettent le feu à l’assemblée. Mais on ne l’imagine vraiment pas s’excitant sur scène comme De La Rocha.

Comment poursuivre et, peut-être, conclure cette comparaison entre ces deux phénomènes ? Entre le bonze Corgan, géant de plus d’1m90 au crâne chauve, et le Che Guevara du mike, aux allures de Bob Marley avec ses longues dread-locks sur la tête ? Peut-être en soulignant la portée plus universelle de la musique des Rage ; en effet, elle parle à plus de gens différents, aux Blancs, beaucoup aux Latinos (De La Rocha et Morello obligent), aux Asiatiques, aux Noirs… Les Rage parlent aux minorités et à la majorité soucieuse des minorités, à tous ceux qui sont mécontents du « système » capitaliste et du monde américain qui est le nôtre. Ça fait du monde. Les fans de rap peuvent s’y retrouver aussi, bien sûr. Les Pumpkins touchent autant de monde, et probablement même plus, mais c’est un public plus homogène. Le fan type, si l’on peut dire, est un Blanc de la middle-class américaine ou européenne. Corgan l’a d’ailleurs parfois regretté, mais il l’assume maintenant (a-t-il le choix ?). Les fans de rap, les Latinos, les Noirs… sont très minoritaires, très peu nombreux chez les admirateurs des Pumpkins. Les Asiatiques sont plus réceptifs, la présence de James Iha, d’origine japonaise, y contribuant sans doute. Quant aux femmes, elles sont en général assez sensibles à la présence d’une des leurs, D’Arcy, derrière la basse – chose rarissime dans les grands groupes de rock.

Bref, quand je vous disais qu’ils se complétaient à merveille…

02 août 2005

Petite sélection de 10 albums phares des années 90

  1. Mellon Collie and The Infinite Sadness (Smashing Pumpkins, 1995) [LE chef-d’œuvre donc, double album, 28 titres, mélange de perles fines et de bombes surpuissantes, de l’émotion de « Tonight, tonight » à la rage terrible de « XYU » en passant par la balade parfaite « 1979 ». Musique totale. Le rock à son point d’incandescence. Unique.]
  2. Grace (Jeff Buckley, 1994) [la pureté incarnée, extrême, qui se maintient sur une ligne de crête improbable, la même beauté inouïe d’un bout à l’autre de l’album, qui mérite lui aussi le titre de chef-d’œuvre. Jeff Buckley avait vraiment la grâce.]
  3. Nevermind (Nirvana, 1991) [ce qu’on a présenté comme « l’album d’une génération » et qui continue près de 15 ans après sa sortie (eh oui, déjà) à faire référence. Rien que du bon. Génial.]
  4. Rage Against The Machine (Rage Against The Machine, 1992) [une claque, une grosse baffe. Une réserve d’hymnes révolutionnaires, qui n’ont pas perdu un gramme de leur force monstrueuse.]
  5. OK Computer (Radiohead, 1997) [l’album-référence de Radiohead, peut-être le dernier très très grand album rock. Complexe et envoûtant. Tout simplement sublime.]
  6. Siamese Dream (Smashing Pumpkins, 1993) [« Today », « Disarm », « Soma »… que des merveilles, que du bonheur ; c’est prodigieux.]
  7. Evil Empire (Rage Against The Machine, 1996) [je n’ai qu’une chose à dire : « Bulls Of Parade » ; écoutez ça… qu’est-ce que c’est bon… la classe de Morello à la guitare associée au flow impitoyable de De La Rocha… mamami-a...]
  8. In Utero (Nirvana, 1993) [peu après l’avènement, c’est déjà l’heure du crépuscule pour Cobain, qui nous sort ici encore un monument du rock. Incontournable.]
  9. The Bends (Radiohead, 1995) [l’album qui révèle véritablement le groupe de Thom Yorke.]
  10. Stoosh (Skunk Anansie, 1996) [des tubes excellents à la chaîne dans cet album qui mérite amplement sa place dans le top 10. La seule femme de la liste, Skin, dont la douceur annonce presque toujours la furie.]

01 août 2005

Nostalgiques des nineties ? C'est votre tour !




Foutue nostalgie, à laquelle personne n’échappe… Jolie nostalgie, qui nous rassemble… Et vous, que retenez-vous des années 90, côté musique ?

Souvenirs, souvenirs… Soirées spéciales sixties, seventies, eighties… nous avons eu droit à tout ça, maintes et maintes fois, dans notre cher poste de TV, et ça continue encore… On nous ressort régulièrement les vieux plats froids lorsque l’inspiration manque dans l’époque présente, on nous ressort les morts-vivants de leurs cartons, on en glisse quelques-uns dans des émissions écoeurantes de télé-débilité, has been qui rêvent de retour sous les sun-ligths du nouveau millénaire…

Alors que ces dernières années, nous avons été gavés de la résurgence des années 80, réminiscences de la génération Goldorak, Albator, Club Dorothée et musique pitoyable mais prenante, genre « Voyage, voyage », ou, pour l’outre-Manche, Culture Club, nous sentons monter – déjà – une certaine nostalgie chez la génération 90, car nos années 90 sont bel et bien mortes et lointaines – nous sommes en 2005 et courons vers 2006… Ça file… Nostalgie. Juste le temps d’une parenthèse, que j’ouvre maintenant.

Rapalo. Que reste-t-il de nos nineties ? La dance, l’émergence chez le grand public de la techno, la démocratisation du rap, ok, ok, tout cela est vrai ; petite parenthèse, d’ailleurs, sur le rap français : celui-ci n’était globalement pas encore tombé dans le caniveau où il se trouve aujourd’hui, devenu très officiellement un business, un job commercial et, pour tout dire, une vaste fumisterie. Je généralise injustement, mais quand même. A l’époque, Joey Starr n’était pas encore le clown audiovisuel qu’il est parfois devenu, Doc Gyneco l’ami sympa des familles et de Marc-Olivier Fogiel, et Laurent Gerra, avec sa haine simpliste du rap, n’avait pas encore complètement raison.

NTM sortait des titres tout bonnement mortels, le Gyneco pré-cité sortait une Première Consultation composée intégralement de tubes délicieux, la prometteuse Fonky Family pointait le bout de son nez et frappait fort avec des morceaux coups de poings comme « Cherche pas à comprendre » et « Sans rémission », ce dernier joué à fond, je me souviens, un jour de contestation dans les murs de la fac de Tolbiac… morceau-emblème de la révolte jeune. Et même les plus mauvais groupes avaient du charme. Prodigy constituait un véritable phénomène, mêlant de manière très novatrice rap, techno et rock. Album événement : The Fat of the Land.

Le trident magique. Mais venons-en aux choses sérieuses : le rock. Les nineties, époque bénie du bon gros rock. Époque riche. Après les années 80 dominées par les dark et complexes Cure, les nineties naissaient avec le mythe Nirvana, avec le grunge, rock sale et adolescent, furieux et génial. Elles s’épanouissaient, après la mort de Kurt, avec la magie Smashing Pumpkins, à la palette beaucoup plus large, qui allait porter le rock à un niveau rarement atteint, grandiose. Ces nineties allaient être malmenées par la férocité des Rage Against The Machine, sans doute le groupe le plus puissant et le plus politique de la décennie, mêlant rap et rock sauvage. Kurt Cobain, Billy Corgan, Zack De La Rocha (qu’on ne peut citer sans l’associer au génial guitariste Tom Morello) : voici ce que je propose comme étant le trident majeur des nineties. Cobain l’icône, Corgan l’inspiré, De La Rocha le révolté.

Trois styles très différents, trois personnalités fortes, trois voix absolument uniques, trois moments fondamentaux dans l’histoire du rock. Cobain, devenu légende après son suicide, a rejoint les Marylin Monroe et autre James Dean ou, pour revenir à la musique, Jeff Buckley, parmi les étoiles filantes à jamais dans nos cœurs. Corgan a créé LE chef-d’œuvre des nineties avec Mellon Collie and The Infinite Sadness ; au lieu de se scratcher contre le mur du réel comme Cobain, il nous a envoyés planer dans des sphères musicales inouïes desquelles il est bien difficile de revenir, et qui nous protègent de leur beauté éternelle. De La Rocha, enfin, le gesticulant, le bondissant, le percutant, c’était l’engagé, l’anti-capitaliste, l’anti-impérialiste, l’anti-gouvernement américain, fasciné par les contestataires zapatistes et lui-même membre de la commission nationale pour la démocratie au Mexique, entre autres engagements… Loin des mélodieuses introspections corganiennes, on pouvait le qualifier de rappeur révolutionnaire – la rage fait homme.

Ça foisonne partout… A côté de ces piliers présents pour longtemps dans nos mémoires, il y avait du (beau) monde : les Offspring (eh oui, c’était pas mal, pour nos jeunes oreilles en quête de tapage), les Cranberries, qui eux aussi faisaient de la bonne musique à l’époque, Guns’N Roses et Metallica (les puissants anciens), Red Hot Chili Peppers, Pearl Jam, PJ Harvey, Radiohead qui, sur la fin de cette décennie, allait devenir LE groupe de référence, Soundgarden, Beck, Nada Surf, Skunk Anansie, Foo Fighters, Garbage, Placebo, les troublants et excellents Mercury Rev, sans parler des Noirs Désirs en France, sans doute le seul groupe de l’hexagone au niveau de ses compères américains. Une pensée aussi pour Oasis qui, malgré leur manque d’originalité, valaient le détour.

A l’époque donc, le rock était encore roi, avec les radios jeunes Skyrock et Fun Radio qui en jouaient presque exclusivement. Sur cette dernière station, souvenons-nous de cette belle émission, « Fun Radio fait du bruit », où l’on pouvait retrouver en live tous nos rockers préférés. Aujourd’hui, le rock se réfugie sur Oui FM, Sky est passé au pseudo-rap, Fun, je sais même pas comment qualifier ça… musique-marketing survitaminée, « rap » adouci, « R&B » minable, bref, quelque chose comme ça.

Sauvez-nous de Coldplay ! Même le rock n’est plus tout à fait ce qu’il était – excusez-moi de jouer le vieux con, mais c’est mon quart d’heure nostalgique, vieux combattant. Génération Coldplay, ce n’est plus du « rap à l’eau » (expression de l’ami Gyneco lorsqu’il était rappeur et qu’il parlait de MC Solar), c’est du rock à l’eau, du sorbet bien fade, sans rien de nourrissant, c’est vide comme le regard d’un poisson rouge tournant dans son bocal, c’est enthousiasmant comme la lecture d’un bouquin de Philippe Delerm, aussi excitant que de passer un week-end dans le bac à glaçons de son réfrigérateur (essayez, vous verrez…).

Où sont les Kurt Cobain, les Billy Corgan, les Zack De La Rocha d’aujourd’hui ? Soyons clairs : ils n’existent pas. Cobain est mort, De La Rocha a déserté Rage, Corgan a dissout les Pumpkins, mais s’est relancé en solo et projette une reconstitution du groupe… rêvons… Avec beaucoup de groupes aujourd’hui, on peine souvent à se sentir vibrer. On se force un peu, on enclenche artificiellement le mouvement, on espère que la musique va prendre le relais, et on s’épuise. Bien sûr, certains ne sont pas tout à fait nuls : on parle beaucoup des White Stripes, un peu aussi de Muse, Bloc Party fait une entrée fracassante sur la scène mondiale, et c’est pas mal en effet. Sans égaler toutefois les glorieux aînés. Wait and see… y a que ça à faire, à défaut de se mettre soi-même à la musique…

Parenthèse fermée.


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19 juillet 2005

The Voice # 3

A (re)découvrir d’urgence !!!
Machina II (2000), le premier album ROCK virtuel

A ceux qui seraient un peu frustrés du « calme » qui règne sur le dernier album de Billy Corgan et qui n’ont pas envie d’attendre l’hypothétique venue d’un « Mellon Collie des années 2000 » (qui, entre nous, ne verra sans doute jamais le jour, un tel sommet ne s’atteignant normalement pas deux fois dans une vie d’artiste), nous leur conseillons de s’en retourner vers un fantôme bruyant et errant sur le Web : Machina II/The Friends and Enemies of Modern Music, la dernière œuvre des Pumpkins. Œuvre méconnue par le plus grand nombre, et pour cause : elle n’a jamais été éditée. Virgin Records ayant refusé de la sortir (arguant, paraît-il, qu’elle ne serait pas rentable), Corgan organisa alors sa diffusion gratuite sur Internet en guise de bras d’honneur à son ancienne maison de disques – et aussi en forme de dernier cadeau à ses fans. Mais, bien évidemment, le Net ne peut pas (encore) promouvoir un album aussi bien qu’une sortie dans les bacs.

En fait, Machina II était initialement pensé pour former, avec Machina/The Machines of God, paru, lui, en 2000, un double album. Ils forment au final un « triple album » majeur composé de 40 titres, puisque Corgan a réussi à faire de Machina II un double album virtuel, qui comprend, en plus de l’album initial composé de 14 titres, trois EP* de 11 titres, soit 25 morceaux au total. Ce second opus se révèle nettement plus intéressant que le premier : plus osé, plus débraillé, plus fou, avec un son beaucoup plus brut qu’à l’accoutumée, où l’on sent vraiment les Pumpkins qui se lâchent et s’en donnent à cœur joie, avec de véritables coups de poings comme « Glass’ theme », « Cash Car Star », « Dross », « Blue Skies Bring Tears » (dans sa version rock abrasive), ou encore les redoutables « Soul Power » et « Lucky 13 ».

Rock brutal donc, moins léché qu’à l’ordinaire, plus spontané ; on croirait parfois qu’ils jouent dans leur garage, « à la maison » : ils se disent quelques mots de temps en temps, entre deux morceaux. Chamberlin, le batteur, est au sommet de sa forme, absolument présent sur la plupart des titres. Les guitares sont nerveuses, hargneuses et remplies d’électricité – à l’unisson avec la voix de Corgan. Mais n’allez pas croire pour autant qu’il s’agit là d’un album réservé aux brutes épaisses… Certes, les titres les plus durs n’ont pas le raffinement de leurs homologues des albums précédents, ils n’ont pas leur mélodieuse et belle puissance. Il ne reste souvent que la puissance : mais que ça reste bon…

Le rock sait parfois se faire plus romantique avec « Speed Kills », même si ce n’est pas là le morceau le plus original et le plus inoubliable qui soit… Il sait se faire OVNI amoureux, déboulant à toute allure, nourri du carburant de l’amour, dans « Real Love »… Il se mue en ballade merveilleuse avec « Let Me Give The World To You », où l’on se sent partir dans un tour du monde aérien et heureux, et qui ne semble jamais devoir s’arrêter… Il se fait long voyage intérieur, délicat et douloureux, dans « In My Body »… Il est pure prière, prière aveugle, avec « If There Is A God »… Il est départ dans l’inconnu, aspiration inquiète, avec « Go », chantée par le sombre guitariste James Iha… Il culmine dans l’envoûtement de « Home », qui vous tire par le bout de l’âme et vous mène tout droit jusqu’aux sphères les plus célestes.

Machina II n’est pas, à proprement parler, un chef-d’œuvre, comme pouvait l’être Mellon Collie and The Infinite Sadness, voire Adore et Siamese Dream ; il n’en demeure pas moins un grand album, novateur, sans l’être tout à fait autant que les précédents, un pas de plus vers la musique du futur, et qui n’a pas pris une ride en cinq ans. Il est le complément idéal à The Future Embrace ; il est le chaînon qui manquait à tous ceux qui attendaient plus de puissance, plus de rock, dans le projet solo de Billy Corgan ; il manquait parce qu’on l’avait oublié aussi vite qu’on l’avait découvert, si jamais on l’avait découvert. Fugacité du Net oblige. C’est le moment ou jamais pour le déterrer de sa fosse virtuelle, pour le faire renaître de ses cendres numériques… pour réveiller vos enceintes ! En attendant la suite…

Pour télécharger, c’est par là (et c’est légal…)

* EP : Extended Play : c’est un disque trop court pour etre consideré comme un album, mais trop long pour etre un single (un CD single est composé de trois morceaux au maximum). La deuxième face de Machina II est ainsi composée de trois EP, les deux premiers comptant quatre titres, le dernier trois.


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17 juillet 2005

Qu'est-ce que la psychologie transpersonnelle ?

La psychologie transpersonnelle s’intéresse aux états non ordinaires de conscience : la transe, l'extase, le sentiment de connexion avec l'univers, le mysticisme, etc. Selon elle, ces états, d’ordinaire considérés avec suspicion, seraient non seulement sains, mais représenteraient l’actualisation des besoins supérieurs de l’être humain.

La psychologie transpersonnelle, si elle se réfère au XXe siècle à des penseurs comme Carl Jung, Emmanuel Mounier ou Roberto Assagioli, est véritablement née avec Abraham Maslow et sa célèbre pyramide des besoins humains, qui date de 1943. Besoins physiologiques, de sécurité, de socialisation, d’estime de soi et de réalisation de soi, tels sont les cinq étages de cette pyramide.

Mais après que Maslow eut raffiné le dernier niveau, celui de la réalisation de soi, en y incorporant les notions de « dépassement de soi » et de « transcendance », d’autres penseurs créèrent un sixième niveau distinct au sommet de la pyramide, qu’ils définirent par l'aspiration à vivre des expériences d'unité avec le Cosmos et d'amour inconditionnel envers l'Humanité.

Ce dernier besoin humain correspond, lorsqu’il est réalisé, au dernier niveau de conscience défini par Wilber, dans une hiérarchie qui en comporte sept :

le niveau de l’ombre, le plus bas, correspond à la maladie mentale (l’individu a rejeté dans son inconscient une part de sa personnalité)
le niveau philosophique (l’individu se ressent comme un esprit dans un corps)
le niveau de l’ego (l’individu s’identifie à l’image qu’il a de lui-même)
le niveau biosocial (correspond à la grille de lecture culturelle)
le niveau existentiel (l’identification de l’individu s’opère sur l’organisme psychophysique total ; la différenciation entre soi et autrui commence)
le niveau transpersonnel (correspond aux archétypes, à ce que Jung appelait l’inconscient collectif)
le niveau de l’Esprit, le plus élevé, appelé aussi (œcuménisme, quand tu nous tiens…) Brahman, Tao ou Divinité.

L’Esprit est défini comme ce qui est, sans espace ni temps. Ce stade de développement ultime de la conscience s’apparente à l’éveil ou à l’illumination dont parlent nombre de traditions mystiques.

La psychologie transpersonnelle s’intéresse aux perturbations résultant de l’enfermement des potentiels illimités de la Conscience dans les structures limitées de l’ego. Le travail transpersonnel consiste alors à provoquer chez les individus des états non ordinaires de conscience, appelés aussi expériences paroxystiques. Ces expériences sont destinées à faire éclater les limitations mentales ou émotives et à donner accès à une conscience beaucoup plus vaste de la réalité.

Plusieurs techniques sont utilisées pour y parvenir, comme la méditation, l’hypnose, les danses sacrées, les huttes de sudation, les quêtes de vision, la régression dans les vies antérieures, les rêves et les rêves lucides, les techniques respiratoires et énergétiques venues du yoga ou du Qi Gong, ou encore la respiration holotropique.

Rappelons tout de même que la psychologie transpersonnelle demeure extrêmement marginale, qu’elle n'est pas enseignée dans les facultés universitaires de psychologie et que les ordres professionnels de psychologues ne reconnaissent pas les pratiques qui lui sont associées.

16 juillet 2005

The Voice # 2

Dans l’âme d’une rockstar
Portrait spirituel de Billy Corgan

Le 21 juin dernier est sorti le premier album solo de Billy Corgan, ex-leader des Smashing Pumpkins. Empreint d’une spiritualité évidente, The Future Embrace prolonge son recueil de poèmes, Blinking With Fists, paru à l’automne dernier. Parallèlement à cette actualité déjà chargée, Corgan publie en ce moment même son autobiographie sur son site Internet, intitulée The Confessions of Billy Corgan. Voyage dans l’âme tourmentée d’une rockstar, à travers ses blessures, ses tentatives de guérison, ses croyances et ses espoirs, sa beauté surtout.

Une star à part. Rocker atypique ce Billy Corgan. Alors qu’en 1995, il a trouvé la recette magique du succès le plus phénoménal avec son double album Mellon Collie and The Infinite Sadness – le double album le mieux vendu de l’histoire de la musique –, il enchaîne en 1998 avec un disque ultra-intimiste, Adore, presque à l’opposé de la grandiloquence mégalomaniaque du précédent, là où tout musicien avide de succès aurait répété jusqu’au dégoût la recette initiale. Adore s’avéra, comme il le dit lui-même, un suicide commercial.

Atypique encore, ce rocker capable, comme tout bon rocker qui se respecte, de la plus grande violence (musicale) sur scène, et qui nous sort à l’automne 2004 un recueil de poèmes, Blinking With Fists, et qui va dire ses poèmes sur scène, sur de nombreuses scènes américaines, jusqu’au prestigieux Poetry Center de Chicago, dans sa ville chérie, avec tous les honneurs les plus officiels.

Atypique encore, cette superstar qui dit ouvertement sa haine de l’industrie du disque ; qui, en 2000, est le premier artiste à rendre téléchargeable sa musique gratuitement sur le Net, en l’occurrence Machina II, The Friends and Enemies of Modern Music, le dernier album des Smashing Pumpkins (que Virgin n’avait pas voulu éditer) ; qui a rendu encore intégralement disponible sur son blog son dernier album, The Future Embrace, durant deux semaines, alors même qu’il était en vente (seuls les quatre titres les plus écoutés durant cette période sont encore présents) ; et qui a mis à disposition de tous, depuis le 5 avril 2005, sur la plupart des sites de vente de musique en ligne, l’intégralité des 227 chansons des Pumpkins, les 113 figurant sur leurs albums, plus 114 inédites.

Atypique toujours, cette méga-star qui vient jouer sa musique, à l’improviste ou presque, dans les rues de quelque ville du monde, comme à Paris le 23 avril 2005, lorsqu’il s’est arrêté près d’une heure et demi sur les marches du Sacré Cœur à la rencontre de quelques fans, leur a interprété une nouvelle chanson, une autre de l’époque de Zwan, « Riverview », et a même chanté avec eux un ancien tube de la belle époque de Siamese Dream : « Today ».

L’homme nu. Qu’est-ce qui peut bien faire courir Billy Corgan en ce début de IIIe millénaire ? Comment expliquer son incroyable liberté qui ne souffre aucune compromission, sa générosité et sa sensibilité à fleur de peau, qu’il continue, pour notre plus grand bonheur, à nous faire partager ?

Après avoir connu la gloire, la drogue, les femmes, la désespérance, comme toute rockstar digne de ce nom, Corgan vit aujourd’hui de musique, d’eau pure et d’amour – au sens le plus vaste du mot. De spiritualité. Aux côtés de sa sublime compagne, la photographe d’origine ukrainienne, Yelena Yemchuk, qui a notamment illustré le livret de l’album Adore et le livre de poèmes de son amant, Blinking With Fists.

Corgan vit un moment de totale mise à nu (ou presque) dans sa vie ; la seule pochette de son nouvel album, The Future Embrace, suffit à l’illustrer : on y voit son visage, très pâle, ses épaules nues, et il met en avant les paumes de ses deux mains, notamment celle qui porte les fameuses marques de naissance dont il a si longtemps eu honte dans sa jeunesse. Sur le dos de l’album, on le voit précisément de dos, sa main tachée, violacée, recouvrant l’arrière de son crâne chauve – formidable image. Le livret accompagnant l’album continue dans le même registre : il y met en scène son corps et notamment ses taches, présentes sur tout son bras gauche, comme s’il souhaitait faire de son image une œuvre d’art, mettant dans la lumière la plus crue ce qu’il avait autrefois caché.

Sa peau sur la toile. La mise à nu la plus spectaculaire coïncide cependant avec la publication, chapitre par chapitre, de son autobiographie sur son site Internet, billycorgan.com [site fermé quelques mois après l'écriture de cet article ; le lien mène désormais vers le nouveau site des Smashing Pumpkins] ; après saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau, c’est au tour de Billy Corgan de nous livrer ses Confessions. De sa prime enfance à l’époque la plus récente, Billy nous dit tout, il nous promet de tout dire, ne nous cachant pas, en préambule, que c’est un véritable combat qu’il va avoir à livrer contre lui-même. Mais qu’importe. L’important, nous dit-il, c’est qu’à la fin il n’y ait « plus de secrets qui valent la peine d’être gardés, et plus de peurs qui valent la peine d’être préservées. Tout ce qui doit rester, conclut-il, est le cœur clair et une joie vibrante et, bien sûr, la musique. »

Pourquoi une telle démarche ? Corgan nous le dit explicitement : pour détruire « Billy Corgan », c’est-à-dire la créature dont il se dit l’architecte, créature qu’il a tantôt aimée, tantôt crainte, tantôt méprisée au plus haut point ; « Billy Corgan », c’est-à-dire le personnage (« persona », dit-il dans une interview, mot qui renvoie au personnage de théâtre, au masque que celui-ci porte) qu’il a construit pour moitié et que les médias ont construit pour l’autre moitié, et qui lui a de plus en plus échappé. Tout dire pour sortir de cette inauthenticité et cesser d’être défini par les autres. Pour être le seul à dire qui il est réellement. Cette mise à nu et, par là même, cette mise à mort de Billy la rockstar, ne peut passer que par la vérité. Truth, truth, only truth…

Misère un jour, misère toujours. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avant de devenir le nouveau Dieu du rock alternatif, Corgan n’a pas eu l’existence la plus aisée. Tout commence par une enfance perturbée, entre deux parents en guerre et qui en viennent parfois aux mains, tout commence par ce sentiment de ne pas avoir été un enfant désiré, avec un père et une mère s’accusant l’un l’autre d’avoir voulu proposer le petit Billy à l’adoption avant même qu’il soit né. Tout commence par un divorce, entre un père dont Billy cherchera toujours désespérément l’amour et une mère qui échouera bientôt dans un hôpital psychiatrique, tout commence par l’enfance chaotique d’un petit garçon trimbalé d’une famille d’accueil à une autre, loin de l’amour et de la reconnaissance désirés – et qu’il ne retrouvera que bien plus tard.

Corgan insiste beaucoup sur son sentiment de solitude extrême, sur l’impression qu’il a d’être rejeté par les autres, ainsi que sur sa pauvreté matérielle, notamment à l’époque de ses 19 ans, lorsqu’il partit de son Chicago natal vers la Floride pour y monter son premier groupe, The Marked. Il n’hésite pas à raconter que, dans ses moments de grand désespoir, il lui est arrivé de faire la queue pour la soupe populaire avec les clochards. Il nous dit sa vie de squatter sans un sou, ses discussions « métaphysiques » avec les prostituées et les transsexuels sur l’injustice de la vie, tous liés par le fait qu’ils sont perdus. Il nous dit comment d’aucuns le surnomment « l’homme de nulle part », parce qu’il n’est rien et qu’il ne va nulle part, il nous raconte la souffrance qu’il éprouve à ressentir qu’on le regarde comme un raté. Et comment, du fond de son invisibilité, commence à le démanger le désir brûlant d’être considéré comme une véritable personne.

Il évoque bien sûr sa tache de naissance et les remarques des bonnes gens qui ne se lassent pas de lui demander, « avec délicatesse », s’il est malformé ou s’il s’est brûlé ; et comment, de la sorte, il s’interdit de porter des manches courtes, même sous les plus fortes chaleurs. Anecdote. Corgan mêle l’anecdote au plus profond, mais l’un se révèle souvent dans l’autre.

Bref, et puis plus tard ce fut la gloire, les Pumpkins, les millions d’albums, les tournées dans le monde entier, mais la tristesse et le vide intérieur ne le quittèrent guère, apaisés toutefois quelque peu dans la création. C’est au moment où le succès commença à devenir gigantesque que Corgan dit avoir sombré dans une profonde dépression et être devenu suicidaire.

Il nous dit la paradoxale difficulté d’être célèbre : alors qu’il est censé être le plus heureux des hommes, installé sur le sommet du monde – matériellement parlant –, il se sent comme un roi déchu, qui ne règne plus sur son royaume, mais dont le royaume règne au contraire sur lui. Un « rat dans une cage » : voilà sur ce qu’il se sent devenu, pour reprendre une parole de l’une de ses plus fameuses chansons, la redoutable « Bullet With Butterfly Wings » (despite all my rage I am still just a rat in a cage…). Des fans assiègent sa maison, pénètrent même chez lui, certains baisent sur sa pelouse, volent ses poubelles pour en publier le contenu sur Internet, d’autres encore, plein d’humour (n’est-ce pas…), écrasent des citrouilles (pumpkins…) sur son porche, sans parler d’un « fan » bien allumé qui lui écrit des lettres dans lesquelles il raconte que Billy le viole…

Une aide spirituelle. Ce n’est là, bien sûr, qu’un petit aperçu fugace de ces Confessions. On aurait mal à l’âme pour moins que ça. Un mal-être qu’il exprime encore dans une interview récente, accordée au webzine québecois Voir, lors de son passage à Paris le 10 juin : « Je suis moi-même très ennuyeux ! Ce que je vis grâce à la musique n'est absolument pas ennuyeux, mais moi, si tu savais ! Tu peux emmener un gosse à Disneyland, si l'enfant a un problème en lui, sa vie, malgré le super parc d'attractions, restera ennuyeuse. C'est précisément ce que je vis. J'ai de la difficulté à voir les choses. » Pour agir sur ce mauvais rapport à lui-même, sur cette insatisfaction constante, Corgan finit par accepter l’aide d’un thérapeute ; mais surtout, ce sont des amis et quelques mentors qui, selon lui, le mirent en relation avec une spiritualité qu’il avait toujours eue en lui, mais qu’il n’avait jusqu’ici pas développée.

Corgan, avec sa distance et son humour, n’a pas l’âme d’un dogmatique. Pour autant, Dieu est pour lui inévitable, tant il y a de choses qui dépassent son entendement. Il n’y a pas, selon lui, d’accès à Dieu par l’intellect, notre propre conscience venant toujours brouiller la vérité, venant en fait en construire une, biaisée. Dieu n’est sensible qu’au cœur, il ne s’intellectualise pas, selon Corgan, qui, comme il l’écrit à la fin de ses remerciements sur The Future Embrace, ne nous livre jamais que son « humble croyance » : « I dedicate this album to all who believe in the path of love. It’s my humble belief that God has many names but just one face… And it’s to that divine Spirit with a capital « S » that I am grateful for this moment to sing my songs for you… »

Corgan embrasse en fait, comme beaucoup de gens aujourd’hui, dans notre époque de religion à la carte, des éléments du catholicisme, d’autres appartenant au bouddhisme, chacune des religions comportant, selon lui, ses forces et ses faiblesses. Avec cela, il avoue ne pas être très préoccupé des rites. Classique.

Une spiritualité à deux balles ? Ce qui l’est un peu moins, classique, c’est que Corgan est devenu un disciple d’un certain Ken Wilber, qui promeut la Conscience universelle (rien que ça…). Ça sent l’arnaque et le charlatanisme à plein nez, voire… la secte. Corgan le présente lui-même – car cela n’a rien de caché –, comme un de ses amis, « indescriptible » de surcroît. En y regardant de plus près, c’est-à-dire en allant sur le site officiel de ce Ken Wilber, on n’est pas tout à fait rassuré : on est accueilli en pleine page par sa tête, j’allais dire de gourou, plus objectivement par une tête chauve au regard qui vous fixe intensément, tête qu’on dirait sortie d’une soucoupe volante arrivant d’une autre galaxie… mais là, je sens que je vais être taxé, à raison, de délit de sale ou de belle gueule – selon les goûts.

Carrément suspect, le bandeau supérieur qui présente notre ami Wilber de la manière suivante : « Ken Wilber is one of the greatest philosophers of this century and arguably the greatest theoretical psychologist of all time » (signé Roger Walsh, professeur de psychiatrie – si c’est Roger qui le dit…). Ou encore de celle-ci : « Ken Wilber is a national treasure » (signé cette fois Robert Kegan, Harvard Graduate School of Education). En voilà un, au moins, qui n’a pas oublié d’être modeste… Au jeu du culte de la personnalité, il aurait eu toutes ses chances face au champion toutes catégories, un certain Joseph S., qui vivait en Union Soviétique dans un autre siècle…

Toujours sur son site, il n’hésite pas, dans sa galerie photos peuplée d’innombrables portraits de lui qui défilent les uns derrière les autres, à s’exhiber torse nu ou en simple short pour nous faire admirer son corps bien musclé à 50 ans passés. Super Ken ! Curieux quand même sur le site d’un des plus grands philosophes du siècle… Ce qui est sûr, c’est qu’en sortant de son site, on a bien enregistré sa tête dans la nôtre – ce qui est sans doute le but recherché.

Fully AWARE. Corgan, pour revenir à lui, est un collaborateur fréquent au site créé par Wilber, Integral Naked, qui se veut une ouverture multimédia au monde de la conscience intégrale, comprenant des conversations avec d’illustres professeurs, « the most influential, provocative, and important thinkers and leaders in the world » (là encore, on ne fait pas dans la demi-mesure…) ; mais comprenant aussi des performances d’artistes d’avant-garde (est-il dit), au travers de lectures, de concerts, etc. Dans ce cadre, Billy Corgan a joué en duo aux côtés de la chanteuse tibétaine Yungchen Lhamo, le 23 octobre 2004, accomplissant, selon le site, une sorte d’union karmique divine

Parmi les nombreuses personnalités membres d’Integral Naked, citons l’écrivain Michael Crichton, célèbre auteur de Jurassic Park, le chanteur Saul Williams, ou encore les deux apologistes pré-cités : Roger Walsh et Robert Kegan. Le but affiché de cette communauté est de rendre les gens « fully aware in today’s world » (non, non, Jean-Claude Van Damme n’est pas membre… à moins qu’il ne soit un ancien membre qui a mal tourné…).

Plus sérieusement, quelle est, en gros, la doctrine de Wilber ? (car il n’est pas essentiellement body-builder, ni webmaster…) Ken Wilber est aujourd’hui le principal théoricien d’un mouvement qu’on appelle la psychologie transpersonnelle et propose une philosophie globale du monde et de l’homme en son sein. Le titre d’un de ses livres les plus connus illustre cette ambition : il s’agit d’Une brève histoire de tout. Tout y passe : la science, la philosophie, la méditation, les droits de l’homme, l’histoire, l’écologie, la psychologie. Wilber y promeut une vision de l’univers comme entité sacrée et considère son évolution comme la manifestation de l’Esprit qui se révèle, de la matière à la vie de l’esprit, jusqu’aux niveaux de développement spirituel les plus élevés, lorsque l’Esprit devient conscient de lui-même.

Un joli pot-pourri. Pour mener à bien son projet, il emprunte à toutes les traditions spirituelles, d’orient comme d’occident, considérant qu’au lieu de se demander qui a tort, on ferait mieux de considérer que toutes disent une part de vérité (diplomate le Ken…). Comme il l’écrit lui-même, « l’univers est si grand qu’il y a suffisamment de place pour Freud et Bouddha. »

Qu’a retenu Corgan de tout le fatras métaphysico-philosophico-psychologico-mystico-mégalo-wilbérien ? Lui seul le sait. En tout cas, si le délire spiritualiste de Wilber peut paraître pour le moins douteux, sa pensée n’est pas dénuée de tout intérêt de sagesse pratique, comme certains aphorismes de son ouvrage No Boundary [Pas de frontière], datant de 1979, peuvent en attester. Morceaux choisis :

« Notre jugement construit chaque jour des opposés dans la nature. Elle, elle ne s’en inquiète pas. La nature ne fait pas d’angoisse. »
« En construisant des frontières, nous créons des opposés. Un monde d’opposés est un monde de conflits. »
« La réalité est simplement une union d’opposés. D’ailleurs, ce que nous croyons opposés est simplement différents aspects d’une même réalité. Une vague est une crête, mais aussi un creux. »
« La libération, c’est se libérer des opposés et du conflit et non se libérer de la partie négative. »
« En cherchant le Moi séparé, vous constaterez qu’il n’existe pas. »
« L’éternité ne se trouve pas dans une heure ou demain, elle est toujours maintenant. »
« Notre misère provient du fait que nous n’habitons pas le présent. »
« Accepter les fonctions volontaires et involontaires du corps permet de ne plus se sentir victime de celui-ci. »
« Etre le témoin de sa peur, de ses émotions, de sa douleur nous libèrent de celles-ci. Etre témoin, c’est transcender. »
« Il n’y a pas de moyen pour atteindre l’illumination, nous l’avons déjà. Nous résistons inconsciemment à l’éternelle conscience. »

Rien de très neuf là-dedans, c’est du ressassé plus ou moins bien digéré de bouddhisme, essentiellement, mais aussi de stoïcisme, qu’on pourrait imaginer saupoudré d’un peu de Montaigne, tout cela à la sauce californienne. Pensée de l’acceptation du monde et de soi, de la dissolution de toutes les frontières, pensée de l’union, et même de la fusion, qui désamorce – en théorie – tous les conflits possibles.

Le sixième sens. Corgan déclare que l’enseignement de Wilber a un impact direct sur lui aujourd’hui. Mais, au nom de Wilber, il faut en ajouter un second, celui d’un autre mentor ; il s’agit cette fois d’une femme : elle s’appelle Sonia Choquette. Son nom est même mentionné à la fin de l’album The Future Embrace, dans la longue liste des personnes remerciées. C’est en 2002 que Corgan a fait sa connaissance et qu’il s’est mis à fréquenter ses ateliers.

Sur son site, on apprend qu’il s’agit d’une « médium révolutionnaire » et d’une guérisseuse, alchimiste de surcroît. Elle nous invite à développer notre sixième sens, qui est un don que nous possédons tous pour accéder à une conscience supérieure, et qui est notre lien le plus direct avec Dieu. Il est précisé que Choquette se tient à distance de tout discours théorique pour se concentrer sur la seule pratique… c’est bien commode quand on raconte de telles âneries ; autant ne pas y penser trop sérieusement… La devise de Sonia : « Trust Your Vibes ». Yeah !

Qu’est-ce notre sympathique illuminée a enseigné à notre rockstar en quête de spiritualité ? « Ce que j’ai appris à Billy, et ce que j’enseigne à tout le monde, c’est que nous sommes fondamentalement esprit et que l’esprit nous parle directement à travers notre intuition, notre sixième sens », explique Choquette. « Nous sommes naturellement dotés d’une voix intérieure qui est sacrée. » Elle a conseillé à Corgan de cultiver une relation avec cette voix et de vivre sa vie en se basant sur cette intégrité intérieure. Si le fond mystique de Choquette frise, comme celui de Wilber, le ridicule, l’aspect pratique de sa doctrine ne semble pas bien dangereux et paraît même assez positif ; il s’agit, en gros, d’être à l’écoute de soi-même et d’être fidèle à cette écoute, et de ne pas se laisser disperser par des troubles extérieurs.

Sur la voie de la sagesse. De ce travail spirituel, Corgan dit avoir tiré d’abord une plus grande indulgence envers lui-même. Ainsi, s’il continue de prier Dieu pour lui demander de pardonner son imperfection, il le fait aujourd’hui avec un sourire sur son visage. Et s’il continue de se sentir souvent irrité, triste ou seul, il a aussi appris à accepter la part de souffrance que comporte inévitablement la vie.

La spiritualité a ensuite ouvert Corgan à la compassion envers les autres, qu’il avait par le passé tendance à juger. « Ce n’est pas bon de dire à d’autres, vous êtes gros, vous êtes stupides, vous êtes le pire que l’Amérique a à offrir », déclare Corgan dans le mensuel américain Conscious Choice. « Tu ne peux pas aider les gens tant que tu ne comprends pas pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent. A la minute où tu penses que tu es meilleur qu’un autre, tu t’égares. » Comprendre au lieu de juger : éthique de Spinoza. Et ne jamais oublier de considérer la poutre qu’on a dans son œil avant de pointer du doigt la brindille qu’un autre a dans le sien : morale de Jésus.

Corgan n’hésite pas à prier quotidiennement pour les autres, à sa manière, simple et libre : « Tu peux introduire la prière dans ta vie en souhaitant du bien à des gens dont tu vois qu’ils ont passé une rude journée. Tu peux leur envoyer de la bonne énergie. Il n’y a besoin d’aucun échange », dit-il. « Je prie et c’est assez simple. Il n’y a aucune structure. »

Corgan en mission. Non content de s’améliorer lui-même, Corgan souhaite contribuer à améliorer le monde. Lui qui, gamin, pensait que l’on pouvait changer le monde avec une chanson, n’a pas renoncé complètement à cette belle naïveté. Sonia Choquette appelle Corgan une « âme mondiale », car, à travers sa musique, il est connecté aux âmes d’une multitude de gens ; elle ajoute qu’« être une âme mondiale implique une grande responsabilité », et que Corgan le sait. Et d’ajouter : « Son développement spirituel personnel contribue à celui de tout le monde. » La mission de Corgan n’est rien moins que de contribuer à faire naître la conscience collective. Il veut motiver les gens qu’il touche à provoquer des changements positifs dans leurs aires d’action respectives.

Par exemple, le problème de l’environnement. Pour Corgan, se battre pour un meilleur environnement signifie d’abord élever le niveau de conscience du public jusqu’à ce que chacun réalise qu’un changement doit advenir. Ainsi, alors même qu’il confesse conduire une automobile assez polluante, il demande : « Savais-tu que l’armée américaine consommait 12 millions de barils d’essence en Irak chaque jour ? » Et d’ajouter : « Si je peux élever le niveau de conscience de 100 personnes qui vont faire 100 000 meilleurs choix, mon énergie est mieux employée qu’en m’en demandant s’il faut ou non conduire une voiture hybride. » C’est mathématique, en effet.

Corgan se montre finalement assez optimiste pour l’avenir. Il croit que la société évolue vers une conscience collective plus profonde, tout comme la conscience individuelle s’approfondit. Et il se risque même à une prédiction : « Si tu te projetais dans 100 ans, tu verrais que nous serions sur un meilleur chemin. Notre attention sera alors plus globale. Les gens ne mourront plus de faim. Mais dans le même temps, nous aurons à traverser un terrible trouble, qui viendra avec la mort d’une ancienne conscience. »

Même s’il doute de vivre suffisamment longtemps pour voir l’avènement de ce nouvel âge, il est convaincu que nous vivons « a very unique time » et que la fameuse conscience planétaire est en marche. En attendant, Billy s’efforce de ne manger que des aliments produits à l’aide d’engrais organiques et s’est mis au yoga, même s’il reconnaît être un peu fainéant pour entretenir une pratique régulière. On change le monde comme on peut… à son rythme.

L’homme qui chantait à l’oreille de Dieu. S’il est un domaine où la spiritualité de Corgan a toujours été présente, c’est dans sa musique, qu’elle ait été explicite ou non. Joe Shanahan est le propriétaire du Chicago Metro, la salle de concert dans laquelle a commencé et s’est achevée la carrière des Smashing Pumpkins. Selon le bonhomme, Corgan s’adresse toujours à Dieu quand il joue de sa guitare ou du piano. « Quand il joue, c’est le plus pur moment de spiritualité », raconte-t-il. « Tu peux le sentir, tu peux le voir, il est en contact avec Dieu. » Quiconque a eu la chance de voir les Pumpkins en concert ne peut qu’attester cette émotion et cette pureté extrêmes. Quant à savoir s’il s’adresse à Dieu…

Dans The Future Embrace, Dieu est explicitement nommé dans trois titres, en particulier dans « I’m Ready » qui, soit dit en passant, est le plus mauvais morceau de l’album ; comme quoi, une spiritualité trop explicite et lourde tue parfois toute beauté… Mais dans de nombreux titres, Corgan s’adresse à un « you » dont on ne sait pas précisément qui il est : le public, une femme aimée, l’Amour… Dieu ? Dans « Walking Shade », il dit : « I just want you so/you’re everything I’m told… » ; ce peut être Dieu… Dans « Mina Loy (M.O.H.) », il demande et supplie même : « Can I give my old heart TO YOU » ; Dieu encore ? Et puis dans « A 100 » : « YOU ARE LOVE/YOU ARE SOUL/YOU ARE REAL TO ME », et plus loin : « YOU ARE LOVE/YOU ARE SOUL/YOU ARE TEARS/YOU I KNOW », et enfin : « YOU ARE LOVE/YOU ARE REAL/YOU ARE SOUL/YOU I FEEL/stay with me just a little more… » : le destinataire ne semble guère être une femme ; là encore, Dieu semble plus probable.

« Pretty, pretty STAR » paraît clairement adressée à Dieu ou, en tout cas, à la petite voix intérieure dont parle Sonia Choquette. Toute la chanson pourrait être citée ; Corgan y chante notamment : « Every time I start/reachin’ out to find you/loneliness abounds/pretty, pretty STAR/only you remind me/that only you can find me, in you/in all I choose… », ou encore : « Show me/there’s no other/tell me/I’m your lover/make me/wonder who you are to stay/finish/what you started/vainquish/your departed/others/wiltin’ in the shade/can I ask where you are tonight ? » Quant au dernier titre, « Strayz », il semble encore adressé indifféremment à Dieu, à son intégrité intérieure, à nous tous, car toutes ces entités se confondent plus ou moins (souvenez-vous de Ken Wilber : no boundary…) ou, au minimum, peuvent correspondre intimement. « You know I’m true/I wasn’t born to follow/you are what you are to me… », susurre ici Billy…

Ce n’est pas la première fois que Corgan interpelle Dieu dans une chanson ; souvenons-nous de « Bullet With Butterfly Wings » en 1995 dans Mellon Collie and The Infinite Sadness : « Tell me I’m the only one/tell me there’s no other one/jesus was the only son/tell me I’m the chosen one/jesus was the only son for you… » Mais c’était alors sur un ton autrement enragé et ce n’était pas un susurrement qui était adressé à Dieu, mais bien un hurlement féroce.

La voix de l’âme. Mais le plus important n’est pas de savoir si Dieu est visé ou pas dans ces textes ; car la spiritualité ne se réduit heureusement pas à Dieu ; le plus important, c’est cette vibration d’âme à âme, d’un cœur à un autre, et cette vibration, présente dès les débuts des Pumpkins en 1988, vit toujours en 2005 à travers Billy Corgan.

Illustration de l’engagement total de celui-ci dans ses compositions : l’enregistrement, en 1997, du titre « Shame », pour l’album Adore. Corgan nous narre ce moment dans ces Confessions : « Je suis en train de chanter pour ma vie, mon être est tellement à vif maintenant que la chair de poule couvre mon corps tout entier… c’est la peur et l’extase mélées ensemble, et cela m’engloutit… je vais chercher chaque mot comme une prière… » La spiritualité, c’est ça : mettre sa peau sur la table (comme disait Céline), créer à partir du plus profond de son âme et de ses entrailles, extase ou peur qu’importe, ou les deux à la fois, prier, c’est-à-dire être vrai, méprisant les risques, se jeter corps et âme dans la vie, le cœur battant, prier, pour oser être vrai, faire un sacrilège salvateur sur soi-même, en s’ouvrant le cœur, et le mettre au contact du vent battant, pour sauver la vie qui s’en va.


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