17 septembre 2007

11 septembre 2007

J'ai financé le 11-Septembre et tout le monde s'en fout !

A l'heure où tout un chacun rêve de devenir une célébrité, quitte à n'avoir rien fait pour le mériter, il est des êtres qui ont beau se démener dans les actions les plus spectaculaires qui soient, ils demeurent désespérément ignorés, ne parvenant guère à attirer la lumière sur eux. C'est le cas du général Mahmoud Ahmad, probable financier des attentats du 11-Septembre - événement sans conteste le plus marquant de ce début de siècle -, et que l'on laisse à son triste anonymat. De grands médias avaient bien braqué leur regard sur lui dès les premières semaines post-attentats. Mais rien n'y fait : Mahmoud Ahmad n'intéresse pas. Il n'a pas l'étoffe d'une star. L'ancien chef des services secrets pakistanais reste un homme de l'ombre, qui semble voué à une retraite paisible sur ses terres. Lumière - tamisée - sur un suspect incroyablement tabou. (Au-delà de cet homme, c'est le rôle du Pakistan dans l'organisation du 11-Septembre qui est interrogé.)

Dans les jours qui suivent le 11-Septembre, les enquêteurs sont à la recherche des traces financières laissées par les terroristes. C'est grâce à elles qu'ils pourront remonter la chaîne de commandement des attentats, jusqu'aux commanditaires eux-mêmes. Le 1er octobre 2001, le FBI découvre un lien entre les pirates de l’air et Al-Qaïda, à travers un transfert d’argent au profit de Mohammed Atta, le leader des kamikazes, en Floride (BBC, 1er octobre 2001). Le 6 octobre, CNN révèle que Mohammed Atta a reçu de l’argent venant du Pakistan et que le financier serait Omar Saeed Sheikh, un Britannique d’origine pakistanaise, diplômé de l'école des Sciences Economiques de Londres, parlant cinq langues, mais surtout connu pour être l’un des financiers d’Al-Qaïda. Toute la presse publie l’information, mais omet de dire que Sheikh n’est pas seulement un agent d’Al-Qaïda, mais aussi de l’ISI, l'agence de renseignement militaire du Pakistan (voyez le remarquable portrait de ce personnage clé tracé par Paul Thompson, l'auteur du site Complete 9/11 Timeline, la plus grande base de données médiatiques sur le 11-Septembre).

Révélation

Le 7 octobre, c'est le début de la guerre en Afghanistan. Ce même jour, on apprend discrètement que Mahmoud Ahmad est renvoyé de son poste de directeur de l’ISI. Mais le lendemain, le journal pakistanais The Dawn lance une véritable bombe (comme l'indien Press Trust of India) : "Mahmoud Ahmad a été remplacé après que les enquêteurs du FBI aient établi un lien crédible entre lui et Omar Sheikh [...]. Des sources bien informées disent qu'il y avait suffisamment d'indications pour les agences de renseignement américaines montrant que c'est à la demande du général Mahmoud que Sheikh a transféré 100 000 dollars US sur le compte de Mohammed Atta..." Ce sont les services secrets indiens qui sont à l'origine de la révélation. Le 9 octobre, le très respecté Times of India la reprend : le FBI possède des preuves crédibles que "100 000 dollars on été envoyés au pirate du WTC Mohammed Atta du Pakistan par Omar Saeed Sheikh, sur les ordres du général Mahmoud Ahmad". Le transfert a lieu le 11 août 2001, et l'argent émane d'une rançon payée au gangster indien Aftab Ansari, suite à un kidnapping (Times of India, 14 février 2002). Un autre transfert de 100 000 dollars attribué à Sheikh et Ahmad a lieu un an plus tôt, durant l'été 2000, une période durant laquelle l'agent de l'ISI et d'Al-Qaïda adresse de nombreux appels à son directeur.

L'information est énorme, et pourtant elle franchit difficilement les frontières indienne et pakistanaise. Le 10 octobre, le Wall Street Journal y consacre une brève. L’AFP et l’Australian la répercute aussi. Le 15 octobre, c'est au tour d'India Today, le 18 octobre du Daily Excelsior, et puis, plus tard, le 24 février 2002 du Sunday Herald, et le 21 avril 2002 du London Times. A en croire le député travailliste Michael Meacher, ministre de l'Environnement de Tony Blair entre 1997 et 2003, l'information aurait été confirmée par le directeur de la section financière du FBI, Dennis Lormel (Guardian, 10 septembre 2005). En France, Bernard-Henri Lévy la relaie en mai 2003 dans son best-seller Qui a tué Daniel Pearl ?. Pages 383 et 384, il effectue une bonne revue de presse internationale sur le sujet. Pages 385 à 387, il juge "à peu près certain" le lien entre Ahmad et Sheikh au sein de l’ISI, et pose la question, "que l’on ne peut plus esquiver, de la responsabilité des services pakistanais, ou d’une faction de ces services, dans l’attaque contre l’Amérique et la destruction des Tours : […] comment ne pas penser […] que l’attentat du 11 septembre a été voulu et financé – au moins en partie – par les barbouzes d’un pays officiellement "ami", membre de la coalition antiterroriste et ayant offert aux Etats-Unis son aide logistique et ses sources de renseignement ?".

Dissimulation

Le 22 juillet 2004, lorsque paraît le rapport final de la Commission d'enquête sur le 11-Septembre, on ne trouve pas la moindre allusion à ces accusations. Le but explicite du rapport était pourtant de "fournir le récit le plus complet possible des événements entourant le 11/9". Le nom de Omar Saeed Sheikh n'apparaît pas une fois, celui de Mahmoud Ahmad est mentionné deux fois, pages 331 et 333, au sujet notamment de l'entrevue qu'il eut le 13 septembre 2001 avec le sous-secrétaire d'Etat Richard Armitage sur l'aide, déclinée en sept points, que le Pakistan devait apporter aux Etats-Unis. Le jour même, Michael Meacher publiait un article dans le Guardian, intitulé "The Pakistan connection", où il s'étonnait de cette omission : "Il est incroyable que ni Ahmad ni Sheikh n'ait été inculpé et traduit en justice pour ce chef d'accusation. [...] Quand Ahmad a été exposé par le Wall Street Journal comme ayant envoyé l'argent aux pirates, il a été forcé de se retirer par le président Pervez Musharraf. Pourquoi les Etats-Unis n'ont-ils pas demandé à ce qu'il soit interrogé et traduit en justice ?" Le rapport de la Commission conclut au sujet du financement du 11-Septembre, page 172 : "A ce jour, le gouvernement des Etats-Unis n'a pas été capable de déterminer l'origine des sommes utilisées pour les attaques du 11/9. En fin de compte, cette question n'a pas beaucoup de signification pratique."

Coïncidence ?

Si vous avez été attentif au paragraphe précédent, vous avez remarqué que, le 13 septembre, Mahmoud Ahmad discute avec Richard Armitage... En effet, étonnante coïncidence, du 4 au 13 septembre 2001, le directeur de l'ISI est en visite officielle à Washington : il y rencontre longuement des officiels de la Maison Blanche et du Pentagone, surtout le sous-secrétaire d'Etat pour les Affaires politiques Mark Grossman (The News, 10 septembre 2001). Le 9 septembre, il s'entretient avec le directeur de la CIA, George Tenet. Celui-ci racontera dans ses mémoires, publiées en 2007, qu’il essaya alors de pousser Ahmad à faire quelque chose au sujet du soutien des Taliban à Ben Laden, mais que le patron de l'ISI n'était pas disposé à faire quoi que ce soit. Le 11 septembre au matin, le financier de l'attaque qui va frapper l'Amérique prend son petit-déjeuner au Capitole, en compagnie du sénateur démocrate Bob Graham, président du Comité du renseignement du Sénat, du représentant républicain Porter Goss, président du Comité du renseignement de la Chambre, du sénateur républicain Jon Kyl, et de l’ambassadeur pakistanais aux Etats-Unis Maleeha Lodhi. La conversation du jour porte sur le terrorisme venant d’Afghanistan et, plus particulièrement, Ben Laden. Ça tombe bien...

Disparaître

Dans les jours qui suivent, Mahmoud Ahmad établit un partenariat de lutte contre le terrorisme avec les Etats-Unis, qu'il assure, avec le président Musharraf, de son inconditionnel soutien. Il est chargé d'aller visiter le chef des Taliban, le Mollah Omar, pour lui demander d'extrader Ben Laden. Mais l'on apprendra qu'en définitive, il lui conseilla de ne pas le livrer et de résister aux Américains (Time, 29 avril 2002). Ahmad est trop proche des Taliban, dont il partage le fondamentalisme, pour rester en place. Et surtout, sa participiation au financement du 11-Septembre s'ébruite dans la presse. Au moment où la guerre américaine contre les Taliban commence, le 7 octobre, il est poussé vers la sortie (Guardian, 9 octobre 2001). Celui qui avait permis au général Musharraf de réussir son coup d'Etat et de parvenir au pouvoir le 12 octobre 1999, et qui en avait été justement remercié en étant nommé chef de l'ISI, se retire sur la pointe des pieds, et va se tapir dans l'ombre, se faire oublier pour un bon moment.

Réapparaître

Il est rapporté qu'Ahmad est alors assigné à résidence (Asia Times, 5 janvier 2002). Cette mesure prise à son endroit suggérerait qu'il a été écarté pour davantage qu'une simple divergence d'opinion au sujet des Taliban. Il refusera de parler à la presse suite à son renvoi (Associated Press, 21 février 2002), et il faudra attendre le 30 avril 2003 pour le voir refaire surface. En businessman ! Il réapparaît, en effet, à la tête d'une filiale d'un important consortium industriel. Le New Yorker fera remarquer que c'est "une place qui nécessite un soutien du gouvernement" (The New Yorker, 4 août 2003, page 3). Le nouvel homme d'affaires s'adresse à quelques journalistes sélectionnés, mais refuse "de parler au sujet des rumeurs de sa détention après qu'il ait été remplacé" (Daily Times, 1er mai 2003).

Audaces

Pendant ce temps, que font les médias ? Ils ignorent l'affaire Mahmoud Ahmad. La "Pakistan connection" ne les intéresse pas. Un journaliste va pourtant oser l'aborder. Nous sommes le 16 mai 2002 à la Maison Blanche. La Conseillère à la Sécurité nationale Condoleezza Rice tient une conférence de presse. Après plus de trente minutes de questions usantes, alors qu'on touche à la fin de l'exercice de communication, survient l'improbable question, l'incroyable secousse sismique ; un journaliste indien interroge Rice sur la visite du directeur de l'ISI à Washington le 11 septembre 2001. Rice ne semble pas comprendre de quoi on lui parle. Elle prétend ne pas l’avoir rencontré, et même n’avoir pas eu connaissance de sa visite (pourtant officielle et longue de dix jours), pas plus que des accusations de financement du 11-Septembre qui pèsent sur lui (voir 9/11 Press For Truth à 1h08). Circulez, y a rien à voir... Le 21 août 2006, le vice-président de la Commission d'enquête sur le 11-Septembre sera interrogé par CBC News sur ce même sujet. Sa réponse, qui laisse rêveur : "Je ne sais rien de tout cela."

Face à ce silence gêné, la presse a donc peu réagi, se contentant parfois de constater que rien ne se faisait pour explorer sérieusement la piste pakistanaise : "Un transfert d'argent de Karachi pour les pirates en Floride n'a jamais été entièrement examiné ou expliqué. Ahmad n'a jamais été convoqué pour s'expliquer là-dessus..." (Times of India, 10 août 2004). Mais parfois, la presse se lâche et ose avancer des hypothèses très politiquement incorrectes : "Si Mahmoud Ahmad était réellement impliqué dans le 11-Septembre, cela signifierait que l’ISI – "l’Etat à l’intérieur de l’Etat" – serait au courant de tout. Et si une élite du renseignement au Pakistan le savait, une élite du renseignement en Arabie Saoudite le saurait, aussi bien qu’une élite du renseignement aux Etats-Unis" (Asia Times, 8 avril 2004). Même son de cloche chez Daniel Ellsberg, ancien informateur du ministère de la Défense, cité par Michael Meacher : "Il me semble tout à fait probable que le Pakistan était franchement impliqué dans tout cela... Dire le Pakistan, c'est, pour moi, dire la CIA parce que... il est difficile de penser que l'ISI savait quelque chose dont la CIA n'avait pas connaissance".

Les Etats-Unis connaissaient-ils le rôle de l'ISI avant le 11-Septembre ? Et le jour même des attaques ? Ou ont-ils attendu que les services secrets indiens leur apportent la nouvelle au début du mois d'octobre ? Les officiels de la Maison Blanche et du Pentagone qui ont rencontré Mahmoud Ahmad dans la semaine du 11-Septembre avaient-ils eu vent de ses activités terroristes ou non ? Et les présidents des comités du renseignement du Sénat et de la Chambre, Bob Graham et Porter Goss, étaient-ils dans la plus parfaite ignorance des activités suspectes de leur hôte, avec lequel ils partageaient leur petit-déjeuner au moment même où les tours s'enflammaient ?

"Ces tours-là vont s'écrouler"

Un homme a peut-être la réponse : il s'appelle Randy Glass. A la fin des années 90, cet ancien escroc reconverti en agent secret s’est infiltré dans un réseau de vente d’armes terroristes dans le cadre de l’opération secrète "Diamondback", une vaste enquête menée par le FBI et le Bureau de Contrôle des Alcools, du Tabac et des Armes à feu. Le 22 juillet 1999, il est à New York pour une réunion dans un restaurant avec trois de ses contacts. L’un d’eux, Rajaa Gulum Abbas, veut acheter des systèmes d’armes sophistiqués en grande quantité (missiles Stinger, matériel nucléaire, etc.) pour le compte d’Oussama Ben Laden. Abbas se présente comme un agent de l’ISI. Au cours de la conversation, Randy Glass lui demande quelles sont ses intentions. Après le dîner, alors qu’ils marchent dehors, Abbas regarde les tours du World Trade Center et déclare : "Ces tours-là vont s’écrouler" (Dateline NBC, 2 août 2002 ; Cox News, 2 août 2002 ; The Palm Beach Post, 17 octobre 2002 ; OpEd News, 7 septembre 2004 ; voir 9/11 Press For Truth, 1h09). L'ISI aurait eu le projet d'abattre les tours du WTC ?

Alerte

En août 2001, alors que sa mission est terminée, Randy Glass va informer l'équipe du sénateur Bob Graham et du représentant Robert Wexler qu'un agent pakistanais travaillant pour les Talibans, R.G. Abbas, a fait mention à trois reprises d'un plan imminent pour attaquer le WTC. Mais ses avertissements sont ignorés (The Palm Beach Post, 17 octobre 2002). Graham a-t-il reçu, en temps et en heure, l'information brûlante que Glass avait transmise à son équipe ? Il faudra attendre 2002 pour en avoir une idée, le temps que l'affaire intéresse quelques très rares médias. Le 2 août, la chaîne Dateline NBC révèle l’histoire de Randy Glass, et réussit même à joindre R.G. Abbas au Pakistan par téléphone (Dateline NBC, 2 août 2002). Mais NBC n'inclut pas dans son montage final la révélation la plus forte de Randy Glass, selon laquelle Abbas avait menacé de faire s'effondrer les tours du WTC, pas plus d'ailleurs que la menace qu'aurait reçue Glass de la part d'un agent du FBI, Steve Bernowski : s’il parlait de son affaire, il serait accusé d’entrave à la justice (voir 9/11 Press For Truth, 1h10'45). Il faudra attendre le 17 octobre 2002 pour que le Palm Beach Post publie l’histoire complète de Randy Glass.

Mais dès le 7 octobre 2002, WPTV, une chaîne de NBC TV en Floride, diffusait un reportage saisissant sur les menaces d'attaques du WTC que Randy Glass avaient portées à la connaissance du sénateur de Floride, Ron Klein, trois mois avant le 11-Septembre. Klein dit avoir contacté le bureau en Floride du sénateur Bob Graham. Selon Jill Greenberg, porte-parole de Graham, celui-ci fut averti durant l'été 2001 des avertissements de Glass, avant le 11-Septembre. Graham confirma dans un premier temps cette version, précisant qu'il avait transmis l'information à l'agence de renseignement "la plus appropriée" (sans dire laquelle). Mais plus tard, il corrigera sa déclaration, prétendant que la communauté du renseignement n'avait été avertie de l'histoire de Glass qu'après le 11-Septembre.

Un drôle de petit déjeuner

En prenant son p'tit déj' avec le chef de l'ISI le matin du 11-Septembre, Bob Graham a-t-il pensé à Randy Glass quand il a appris, le nez dans ses corn flakes, que le WTC était attaqué et s'était écroulé ? Comment a-t-il considéré son hôte pakistanais ? Et que pouvait bien ressentir Mahmoud Ahmad, financier du carnage, devant ses tartines et son jus de fruit, parlementant de terrorisme afghan et de Ben Laden, dans l'antre doré de l'ennemi américain ? De la jubilation ? Et le soir même, quand les Etats-Unis signaient un partenariat de lutte contre le terrorisme avec le Pakistan, par l'intermédiaire de Mahmoud Ahmad, financier du 11-Septembre et chef de R.G. Abbas, l'homme qui menaçait de faire s'écrouler les tours, qu'y avait-il dans les têtes de tout ce beau monde ? Situation ubuesque au possible.

Tension et menace

La négociation du partenariat semble avoir été tendue. Il sera rapporté que Richard Armitage menaça Mahmoud Ahmad de bombarder le Pakistan et de le ramener à "l’âge de pierre" s’il n’apportait pas son aide aux Etats-Unis (Deutsche Presse-Agentur, 12 septembre 2001 ; LA Weekly, 7 novembre 2001). George W. Bush, de son côté, téléphona au président pakistanais Pervez Musharraf et lui demanda instamment de choisir son camp. Musharraf l'assura de son soutien inconditionnel. Mais il mit trois jours pour l'officialiser. Dans ce laps de temps, il y eut un troublant incident, qui fait sentir l'extrême tension qui régnait. Le 13 septembre, George W. Bush déclarait certes : "Nous donnerons au gouvernement pakistanais une chance de coopérer, alors que nous partons à la chasse de ceux qui ont commis cet acte incroyable et répugnant contre l’Amérique" (voir 9/11 Press For Truth, 1h). Mais du côté d'Islamabad, la capitale du Pakistan, l'aéroport était étonnamment fermé pour la journée. Un membre du gouvernement dira que des intérêts stratégiques pakistanais avaient été menacés, sans plus de précision. Le lendemain, alors que le Pakistan assurait les Etats-Unis d'un soutien "généreux", l'aéroport était rouvert. Il sera suggéré plus tard qu'Israël et l'Inde avaient menacé d'attaquer le Pakistan et de prendre le contrôle de son armement nucléaire s'il ne se ralliait pas aux Etats-Unis (LA Weekly, 6 novembre 2001). Autant de tension ne suggère-t-elle pas la connaissance du rôle du Pakistan ou de ses services secrets dans les attentats qui venaient d'avoir lieu ?

Encore des coïncidences ?

L'implication pakistanaise - mais aussi saoudienne - semble confirmée par d'étonnantes révélations contenues dans le livre de l’écrivain américain Gerald Posner Why America Slept : The Failure to Prevent 9/11, et rapportées par Newsday le 2 septembre 2003. Posner se base sur des informations obtenues auprès d’un agent de la CIA et d’un membre du gouvernement Bush. D’après lui, un membre éminent d’Al-Qaïda, Zubaydah, a révélé lors d’un interrogatoire que trois princes saoudiens et un officier pakistanais étaient au courant de la préparation des attentats. L’un des trois princes saoudiens est Ahmed Bin Salman Bin Abdul Aziz, le neveu du roi Fahd et un magnat de l’édition saoudienne. Le Pakistanais est Ali Mir, en charge de l’armée de l’air pakistanaise. Les deux autres princes auraient servi d’intermédiaires pour financer les Taliban et Al-Qaïda, en échange de la promesse faite à l’Arabie Saoudite qu’elle ne subirait pas d’attaque terroriste de leur part. Les quatre suspects sont depuis morts dans de curieuses circonstances. Le prince Ahmed est mort à l’âge de 43 ans d’une crise cardiaque en juillet 2002. Le lendemain mourait le deuxième prince d’un accident de la route. Une semaine plus tard, c’était au tour du troisième de mourir officiellement "de soif dans le désert". Enfin, sept mois plus tard, le maréchal pakistanais trouvait la mort dans un accident d’avion (voir aussi Eric Laurent, Tout le monde en parle sur France 2, 13e minute). Une coïncidence de plus...

Les tourments de Bob

Bob Graham, président du Comité du renseignement du Sénat, a maintes fois affirmé que des Etats étrangers avaient participé aux attentats du 11-Septembre. Et il a maintes fois pesté contre l'administration Bush qui censure les informations qui pourraient le prouver. Le 24 juillet 2003, un panel regroupant les comités de surveillance du Sénat et de la Chambre des Représentants américains publie, en dépit des réticences de la Maison Blanche, son rapport sur les attentats. Sur un total de près de 900 pages, la Maison Blanche est parvenue à en censurer 28 concernant, d’après de nombreuses fuites apparues dans la presse, l’implication du gouvernement saoudien dans la préparation et le financement des attentats. D'après le New York Times, les pages censurées indiqueraient que deux des pirates de l'air, Nawaf Alhazmi et Khalid Almihdhar, étaient en contact à San Diego avec deux Saoudiens, Omar al-Bayoumi et Osama Bassnan, probables agents du renseignement saoudien (Associated Press, 29 juillet 2003 ; The New Republic, 1er août 2003 ; The New York Times, 2 août 2003).

Mais le Pakistan pourrait être aussi visé par le rapport. En effet, le 11 décembre 2002, alors que le rapport est déjà achevé et la censure des 28 pages connue, Bob Graham met en cause "des gouvernements étrangers [au pluriel] [...] impliqués dans l'aide aux activités d'au moins quelques-uns des terroristes aux Etats-Unis", ajoutant : "Pour moi, c'est une question extrêmement importante et la plus grande partie de cette information est classifiée, je pense sur-classifiée. Je crois que le peuple américain devrait connaître l'étendue du défi auquel nous sommes confrontés en termes d'implication de gouvernements étrangers. [...] Je pense qu'il y a une preuve très convaincante qu'au moins quelques-uns des terroristes étaient assistés pas seulement dans le financement - bien que cela en ait fait partie - par un gouvernement étranger souverain et que nous avons failli à notre devoir de débusquer tout cela […]. Cela sera rendu public un jour ou l'autre lorsque le dossier sera déclassé, mais ce sera dans 20 ou 30 ans" (PBS, 11 décembre 2002 ; voir 9/11 Press For Truth, 1h07).

Le 2 février 2004, il en rajoute une couche, il continue de se plaindre des pages censurées du rapport, et déclare : "L'administration Bush n'a pas seulement échoué à enquêter sur la participation d'un gouvernement étanger, elle a utilisé à mauvais escient la procédure de classification pour protéger les gouvernements étrangers qui ont pu être impliqués dans le 11-9. Il n'y a aucune raison pour l'administration Bush de continuer à protéger de soi-disant alliés qui soutiennent, directement ou indirectement, des terroristes qui veulent tuer des Américains."

Juste pour rire

George W. Bush censure des pages d'un rapport officiel qui semble prouver l'implication de l'Arabie Saoudite, et peut-être du Pakistan (en tout cas, Graham parle de plusieurs pays), mais il fait dans le même temps de jolis discours plein de bravoure sur sa volonté de fer à combattre les terroristes et leurs soutiens étatiques. Ainsi, le 1er mai 2003, le président américain déclare sur le pont d'envol du porte-avions Abraham Lincoln : "Toute personne impliquée dans la perpétration ou la planification des attaques terroristes contre le peuple américain devient un ennemi de ce pays et une cible de la justice américaine. Toute personne, organisation ou gouvernement qui soutient, protège ou héberge des terroristes est complice du meurtre de l'innocent et également coupable des crimes terroristes. Tout régime hors-la-loi qui entretient des liens avec des groupes terroristes et cherche ou possède des armes de destruction massive constitue un grave danger pour le monde civilisé et sera affronté" (CNN). La personne : Mahmoud Ahmad ? L'organisation : l'ISI ? Le régime : le Pakistan ? Il y a de l'ironie à ce que ces belles paroles aient été prononcées le lendemain du retour au grand jour du terroriste Mahmoud Ahmad à un poste prestigieux qui exigeait, pour l'obtenir, le soutien du gouvernement pakistanais...

Indices à la pelle

Enfonçons encore un peu plus sur le clou au sujet des liens flagrants entre le régime de Musharraf et Al-Qaïda. Le 30 avril 2001, le Département d’Etat américain publie son rapport Modèles de terrorisme global pour l’année 2000. Il décrit le Pakistan comme un soutien matériel, financier et militaire des Taliban, eux-mêmes soutiens du terrorisme international et de Ben Laden. Il est également dit que le Pakistan échoua à prendre les dispositions nécessaires pour freiner les activités de certaines madrasas, ou écoles religieuses, qui servent de bases de recrutement pour le terrorisme. Le 9 septembre, le commandant Massoud, leader de l'Alliance du Nord, est officiellement assassiné par deux agents d'Al-Qaïda qui se font passer pour des journalistes marocains (BBC, 10 septembre 2001). Mais le lendemain, l'Alliance du Nord fait cette déclaration : "Ahmed Shah Massoud a été la cible d'une tentative d'assassinat organisée par l'ISI pakistanaise et Oussama Ben Laden" (Reuters, 4 octobre 2001 : "deux terroristes qui étaient envoyés par Oussama Ben Laden, les services du renseignement du Pakistan, et les Talibans"). Le 10 septembre, Ben Laden est soigné dans un hôpital militaire à Rawalpindi au Pakistan pour une dialyse des reins, escorté, d’après un employé de l’hôpital, par l’armée pakistanaise (CBS News, 28 janvier 2002 : voir 9/11 Press For Truth, 57e minute). Le 11 septembre 2002, on arrête Ramzi bin al-Shaibah au Pakistan (The Observer, 15 septembre 2002). Il est considéré comme l'un des leaders d'Al-Qaïda et l'une des rares personnes encore vivantes à connaître de l'intérieur les détails de l'opération du 11-Septembre (The New York Times, 13 septembre 2002). Autour du 1er mars 2003, on arrête Khalid Shaikh Mohammed, le "cerveau" du 11-Septembre, au Pakistan (Associated Press). Et déjà le 7 février 1995, on procédait à l'arrestation de Ramzi Youssef, l'organisateur de l'attentat à la bombe contre le WTC en 1993, au Pakistan, dans une maison appartenant à Ben Laden.

ISI et Al-Qaïda : inséparables

Les liens entre l'ISI et Al-Qaïda étaient encore mis en évidence dans un récent article édifiant de Roland Jacquard et Atmane Tazaghart, paru dans Le Figaro du 20 juillet 2007, et intitulé "Pakistan : la Mosquée rouge, centre névralgique d'al-Qaida". On y apprenait que cette mosquée, véritable "centre de recrutement et de formation de terroristes", "était fréquentée par les plus hautes autorités religieuses et militaires du Pakistan. Les généraux y tenaient leurs rendez-vous secrets. [...] Un agent de l'ISI résidait même en permanence à l'intérieur de la mosquée et assurait la protection des radicaux qui s'y réfugiaient. [...] Ce membre de l'ISI est celui qui servait d'instructeur pour les explosifs dans les camps d'al-Qaida, notamment à Shakar Dara. C'est lui qui avait manipulé Richard Reid, cet Anglais qui avait essayé de faire exploser l'avion du vol Paris-Miami le 22 décembre 2001 à l'aide d'explosifs cachés dans ses chaussures". Les derniers mots de l'article étaient : "Naturellement des questions restent posées sur le développement d'une telle situation dans la Mosquée rouge, à moins de 500 mètres du siège central des services secrets pakistanais, du quartier général des forces saintes pakistanaises et à quelques centaines de mètres du palais présidentiel et du ministère de l'Intérieur !"

Si l'ISI soutient largement Ben Laden, c'est aussi elle qui l'avait mis en relation avec les leaders taliban dès 1996 : "Le but du Pakistan était de convaincre les Taliban de laisser Ben Laden faire fonctionner des camps d'entraînement pour des militants du Cachemire soutenus par l'ISI. Les Taliban acceptèrent. En retour, Ben Laden construisit une maison pour leur chef, le Mollah Omar, et finança certains autres de leurs hauts responsables" (Slate, 9 octobre 2001).

Omar, l'agent (au moins) double

Si tout cela ne suffisait pas, il y a aussi l'affaire de l'enlèvement (le 23 janvier 2002) et du meurtre (le 31 janvier 2002) de Daniel Pearl, ce journaliste du Wall Street Journal qui enquêtait sur les liens entre l'ISI et des groupes islamistes militants. Omar Saeed Sheikh (Wall Street Journal, 23 janvier 2003) et Khalid Shaikh Mohammed (Time, 26 janvier 2003) semblent être les responsables de cet enlèvement : l'ISI et Al-Qaïda. Le 5 février 2002, Sheikh, dont l'implication dans l'enlèvement de Daniel Pearl a été découverte par la police pakistanaise avec l'aide du FBI, se rend - secrètement - auprès son ancien chef à l'ISI (Boston Globe, 7 février 2002 ; Vanity Fair, août 2002). Durant une semaine, l'ISI retient Saeed, mais n'en informe pas la police pakistanaise ni personne d'autre (Newsweek, 11 mars 2002). Plus tard, Saeed refusera de parler de cette semaine, disant simplement : "Je connais des gens au gouvernement et ils me connaissent, ainsi que mon travail" (Vanity Fair, août 2002). Et lorsque le FBI voudra l'interroger sur ses liens avec l'ISI, il répondra : "Je ne parlerai pas de ce sujet. Je ne veux pas que ma famille se fasse tuer" (Newsweek, 13 mars 2002).

Paul Thompson remarque que, dans les mois qui suivent, au moins 12 articles occidentaux mentionnent les liens de Saeed avec Al-Qaïda, y compris son financement du 11-Septembre, au moins 16 mentionnent ses liens avec l'ISI. Mais seuls quelques-uns considèrent que Saeed a pu être lié aux deux groupes en même temps, et apparemment un seul indique qu'il a pu être impliqué à la fois dans l'ISI, Al-Qaïda et le financement du 11-Septembre (London Times, 21 avril 2002).

Un étrange marché

Autre élément troublant : alors que la guerre en Afghanistan se termine, fin novembre 2001, un couloir aérien est mis en place entre la ville assiégée (afghane) de Kunduz et le Pakistan, pour permettre la fuite des Pakistanais ayant combattu aux côtés des Taliban. Les avions pakistanais y volent régulièrement la nuit, et évacuent près de 5 000 combattants, parmi lesquels on trouve des milliers de membres d’Al-Qaïda et des Talibans (Seymour Hersh, The New Yorker, 23 janvier 2002). Preuve supplémentaire des rapports étroits entre Al-Qaïda et le Pakistan. Mais ces mouvements aériens ne peuvent pas se produire sans que les Etats-Unis en aient connaissance. Il semble que Pervez Musharraf ait demandé aux Américains l'autorisation de mettre en place ce couloir aérien et ait gagné leur soutien en leur disant que l'humiliation de la perte de centaines, voire de milliers de militaires et agents du renseignement pakistanais menacerait sa survie politique. Le gouvernement américain ne reconnaîtra pas cet accord (Département d'Etat, 16 novembre 2001 : Rumsfeld déclare au sujet des ces convois : "Si nous les voyons, nous les abattons"), pas plus que le pakistanais, selon lequel aucun de ses militaires ne se trouvait en Afghanistan. Le 1er décembre 2001, le colonel Ken Allard, commentateur militaire pour NBC, affirmera qu’il existe sans doute une sorte de marché entre le Pakistan et les Etats-Unis (voir 9/11 Press For Truth, 57e minute). Reste à savoir si le marché comporte la fuite des Taliban et des combattants d'Al-Qaïda, ou si cette dernière s'est produite accidentellement.

Interprétations

La connexion entre l'ISI et Al-Qaïda paraît avérée, et leur association dans l'exécution du 11-Septembre (avec d'autres sans doute). Mais que dire du silence américain sur cette connexion ? Comment expliquer la bienveillance des Etats-Unis avec leur curieux allié pakistanais ? Pourquoi s'obstiner à ne pas le sanctionner ? Deux pistes semblent envisageables. Soit les Etats-Unis soutiennent le Pakistan parce qu'ils sont complices de ses méfaits ; c'est l'hypothèse d'une ISI commandée par la CIA, ou, du moins, étroitement mêlée à elle. Soit les Etats-Unis (à peu près innocents) veulent défendre à tout prix leur allié stratégique au Moyen-Orient, malgré les forces hostiles - notamment au sein de l'ISI - qui le minent.

La première explication nous ramène à la première guerre d'Afghanistan (de décembre 1979 à février 1989) entre l'Union Soviétique et les Moudjahidine, rapidement rejoints par Oussama Ben Laden. Dans le contexte de la Guerre froide, les Etats-Unis, via la CIA, soutiennent massivement les Moudjahidine. Mais la CIA ne les finance pas directement, elle fait passer secrètement l'argent par l'ISI. Des milliards de dollars de la CIA et des Saoudiens sont ainsi crédités par l'ISI pour appuyer la guerre, et créer, au passage, Ben Laden et les racines de son réseau (pour approfondir, lisez Alexandre del Valle, Genèse et actualité de la "stratégie" pro-islamsite des Etats-Unis, 13 décembre 1998 - ou extraits - ; voir 9/11 Press For Truth, 58e minute). Certains supposent que cette manière de fonctionner subsiste encore aujourd'hui, autrement dit que le 11-Septembre aurait été commis par Al-Qaïda, outil de l'ISI, elle-même outil de la CIA. Cela reste à démontrer. On peut rétorquer, face à cette hypothèse, qu'en Afghanistan dans les années 80, les Etats-Unis et les islamistes avaient un ennemi commun, l'URSS. L'association était compréhensible. Mais aujourd'hui ? Quel pourrait être l'intérêt commun du Pakistan - ou de l'ISI - et des Etats-Unis ? La question est posée.

Seconde explication possible à cette attitude très courtoise des Américains à l'égard du principal vivier de terroristes au monde : les Etats-Unis doivent impérativement conserver le Pakistan parmi leurs alliés pour servir leurs objectifs stratégiques au Moyen-Orient, ils doivent donc le préserver de l'islamisme au pouvoir et, pour cela, ne pas le malmener, et choyer le "pro-Américain" Musharraf (sachant que tout autre dirigeant sera probablement pire pour eux). C'est la vision du journaliste Seymour Hersh : "L'administration Bush a engagé son prestige, et les Américains leur argent, derrière Musharraf, dans le pari - jusqu'ici réussi - qu'il continuera de tenir le Pakistan, et son arsenal nucléaire, loin du fondamentalisme. Le but est de stopper le terrorisme nucléaire, aussi bien que le terrorisme politique" (The New Yorker, 23 janvier 2002). Le Pakistan est un pays vulnérable, qui deviendrait une considérable menace si son armement nucléaire tombait aux mains des islamistes les plus radicaux. Ainsi donc, on préférerait étouffer l'affaire Mahmoud Ahmad, et, aussi incongrue soit cette décision, rallier le Pakistan à la coalition antiterroriste pour ne surtout pas le voir se retourner définitvement contre soi. Le rapport du Département d’Etat américain du 30 avril 2001, Modèles de terrorisme global, après avoir décrit le Pakistan comme un sponsor du terrorisme, spécifiait que le Pakistan était un cas épineux, dans la mesure où il aidait aussi les Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme. Malgré son double jeu, on avait envie de lui donner toutes ses chances d’évoluer dans la bonne direction.

Stratégie

Comme l'écrit Bernard-Henri Lévy dans Qui a tué Daniel Pearl ?, "l’éventuelle responsabilité pakistanaise dans l’attentat du 11 septembre [...] reste le grand non-dit de l’Amérique de George Bush et Donald Rumsfeld : tenir pour […] une coresponsabilité de l’ISI dans l’attaque, n’équivaudrait-il pas à remettre en cause tout le bâti d’une politique étrangère qui, à l’époque déjà, faisait de l’Irak la figure même de l’ennemi et du Pakistan un pays allié ?". Le documentaire Ben Laden, les ratés d’une traque revient sur le double jeu pakistanais et nous éclaire sur l'intérêt stratégique que représente le Pakistan pour les Américains : "Le Pakistan est très important géopolitiquement pour les Américains, qui le voient comme une base arrière pour un scénario à venir dont l’Iran fait partie, avec son président. Mais surtout la Chine, qui est de plus en plus active dans la région" (Shabir Ahmad Khan, parlementaire pakistanais proche des Frères musulmans). Bien sûr, maintenant, il faudrait évoquer le pétrole et les futures guerres des ressources... et la volonté farouche des Américains de demeurer la seule super-puissance au XXIe siècle...

Le Pakistan n'est qu'un angle d'approche du 11-Septembre. Tout ne s'y réduit évidemment pas. Mais c'est un angle néanmoins crucial, trop souvent délaissé. De nombreux faits troublants et peu connus sont là, bien rapportés par quelques journalistes scrupuleux et courageux. Il reste à les interpréter, à saisir les intentions des uns et des autres. C'est le travail le plus décisif, mais aussi le plus incertain.

10 septembre 2007

La stratégie pro-islamiste des Etats-Unis

Extraits de Genèse et actualité de la "stratégie" pro-islamiste des Etats-Unis, par Alexandre del Valle, 13 décembre 1998 :

"Depuis la fin des années soixante-dix, les États-Unis ont, indirectement ou directement, involontairement ou volontairement, soutenu des mouvements islamistes, principalement sunnites. Ce constat peut surprendre, si l'on se réfère aux raids américains contre des bases terroristes d'Oussama Bin Laden durant l'été 1998, eux-mêmes consécutifs aux attentats anti-américains perpétrés le 7 août à Dar es-Salam et Nairobi. [...] Les États-Unis ont pour priorité de conserver une emprise sur les réserves d'hydrocarbures du Moyen-Orient. Il s'agit par conséquent de contrarier les mouvances les plus modernistes (Irak) et révolutionnaires (Libye, Iran) de l'islam, désireuses d'échapper à "l'impérialisme économique" américano-saoudien, et de s'appuyer sur les régimes les plus conservateurs (souvent fondamentalistes) dépendants de l'Occident, afin de renforcer la présence des sociétés américaines dans ces zones. Ceci permet de comprendre pourquoi Washington a soutenu, depuis les années 70, des mouvements islamistes sunnites allant des Frères musulmans syriens aux Taliban afghans et à la Gamaà égyptienne, en passant par le FIS, les Islamistes bosno-albanais, sans oublier les Wahhabites saoudiens, précurseurs et financiers de la mouvance islamiste sunnite. Les "atlantistes" européens devraient donc prendre conscience que les Américains, s'ils ne sont pas des "ennemis", n'en défendent pas moins avant tout - et cela est légitime - leurs intérêts propres, y compris lorsque la défense de ceux-ci passe par des alliances tactiques avec des régimes que les valeurs de la nation américaine semblent condamner et qui menacent les Etats européens."

"Dans les années 70 [...] le prix des hydrocarbures augmentera suite à la guerre d'octobre 1973, une hausse du cours du brut provoquée par les pays arabes producteurs de pétrole mais également par les sociétés pétrolières américaines. Ceci aura pour conséquence l'enrichissement considérable des pays musulmans producteurs, notamment l'Arabie Saoudite - dont les revenus annuels sont passés, entre 1973 et 1978, de 4,35 à 36 milliards de dollars - qui investira une grande partie de ses rentes dans la promotion de l'islam hanbalite, celui dont s'inspirent les islamistes sunnites et les wahhabites. Le lit de l'islamisme sera par conséquent préparé dans un premier temps par la promotion d'un islam fondamentaliste dont l'introduction au sein des législations des États musulmans sera la condition sine qua non de l'aide au développement. La quasi totalité des réseaux islamistes implantés au Proche-Orient, en Afrique et en Occident, seront ainsi financés par l'État saoudien et par le biais d'institutions islamiques internationales qu'il contrôle..."

"Le saoudien Oussama Bin Laden, dont la fortune est estimée à 300 millions de dollars (1,8 milliard FF), est ainsi considéré comme l'un des plus importants financiers des islamistes dans le monde. Officiellement désavoué aujourd'hui par le royaume saoudien, et réfugié en Afghanistan, le milliardaire continue de financer les réseaux islamistes sunnites à travers le monde. Financier des Taliban, qui lui sont redevables et refusent pour cela de le livrer aux Américains, Bin Laden reste en contact étroit avec sa famille, l'une des plus riches du Royaume saoudien, ainsi qu'avec le clan ultra puissant des Sudaïri, auquel appartient le prince Turki Ibn-Fayçal, chef des services secrets saoudiens, avec qui Bin Laden avait créé la "Légion islamique" afghane dans les années 80, milice directement soutenue par la CIA et Riyad. Ibn-Fayçal demeure en étroite relation avec les Talibans, en particulier avec le Mollah Omar, leur chef suprême. Aujourd'hui, Bin Laden est d'autant plus dangereux pour les Américains qu'il constitue une preuve compromettante démontrant que "l'ennemi islamiste", tant désigné depuis peu par la presse et le pouvoir américains, a été enfanté et réveillé par Washington."

"Décidée à déstabiliser "l'empire du mal", la CIA mit sur pied, entre 1977 et 1978, en collaboration avec les services spéciaux turcs et saoudiens, des réseaux de propagande islamiste destinés à infiltrer les mouvements nationalistes musulmans et le clergé sunnite en Asie centrale. Des exemplaires du Coran et de la littérature interdite par Moscou, sur les héros de guerres anciennes contre les Russes, tel Chamil, furent introduits en masse, ainsi que des armes. Ces réseaux furent organisés sous l'autorité du patron du Conseil national de sécurité (NSC), Zbigniew Brzezinski, qui parvint à convaincre Carter de jouer la carte islamique pour affaiblir l'Union soviétique. L'invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique en décembre 1979 surviendra à point nommé et elle fera basculer dans le camp de Brzezinski les officiels américains réservés vis-à-vis de la stratégie islamiste. Dans ses Mémoires (From the Shadows, éd Simon and Schuster, 1997), l'ancien directeur de la CIA Robert Gates affirme même que les services secrets américains avaient aidé les moujahidîn, en rébellion contre Najibullah, dès le 3 juillet 1979, soit six mois avant l'invasion soviétique. Zbigniew Brzezinski confirme ce fait lorsqu'il déclare que la CIA aurait en fait, à travers cette opération clandestine, "sciemment augmenté la probabilité de l'invasion soviétique" et réussi ainsi à "attirer les Russes dans le piège afghan"."

"Quelques jours à peine après l'invasion de l'Afghanistan, Carter décida de se rapprocher du Pakistan, alors dirigé par le général islamiste Zia-Ul-Haq, et il promit à ce dernier, le 4 janvier 1980, lors de sa déclaration télévisée, que les États-Unis défendraient son pays contre la menace soviétique toute proche, conformément aux accords de défense américano-pakistanais. Après l'élection de Ronald Reagan, la nouvelle administration accepta totalement les plans du Conseil National de Sécurité et de la CIA élaborés sous Carter, sachant pourtant que le prix de cette aventure serait la radicalisation de l'islamisme anti-occidental un peu partout dans le monde. Les États-Unis décidèrent alors de monter la plus grande opération clandestine jamais réalisée depuis 1945."

"William Casey, chef de la CIA, et le Prince Turki Bin Fayçal, chef des services secrets saoudiens, toujours en fonction, ne voulant pas que Washington et Riyad fussent mêlées de trop près aux opérations en Afghanistan, ce furent les services secrets pakistanais, l'Inter Service Intelligence (ISI), qui se chargèrent de recruter les combattants islamistes et de ventiler l'aide financière aux Moudjahidiîn. Ils confieront une partie du travail à des Frères musulmans arabes et au parti islamiste pakistanais Jamaat-i-Islami, d'où sont issus nombre de conseillers du Général Zia-Ul-Haq. La CIA fit donc livrer les premières armes aux rebelles afghans dès janvier 1980, via l'ISI : fusils Enfield 303, lance-roquettes RPG-7 et kalachnikovs en provenance d'Égypte."

"En mars 1985, le président Reagan décida d'augmenter l'aide aux moudjahidîn, rebaptisés pour les médias "combattants de la Liberté". William Casey, qui avait fait l'année précédente une visite au Pakistan, avait émis des appréciations tellement positives sur l'ISI, pourtant ouvertement fondamentaliste, que dès 1985, le montant de l'aide américaine pour les Moudjahidîn fut doublé", confirme Assem Akram. C'est ainsi qu'au terme de négociations secrètes, Ronald Reagan signa la Directive de Décision de Sécurité Nationale - NSDD - n° 166 autorisant la livraison de 1000 missiles antiaériens Stinger. La CIA étant réticente au départ, ce sera le Conseil national de sécurité, en la personne de Vincent Cannistraro, agent de la CIA devenu directeur du programme espionnage au NSC, qui parviendra à faire admettre ses vues auprès du président américain."

""Moudjahidîn, vous n'êtes plus seuls, votre combat est le nôtre", lança Ronald Reagan en janvier 1988. Entre 1980 et 1989, la résistance afghane recevra des Américains près de quinze milliards de dollars d'assistance militaire. La CIA et les Pakistanais recrutèrent alors, parmi les sept groupes fondamentalistes d'Islamabad, le plus déchaîné des chefs rebelles, Gulbudin Hekmatyar, chef du parti islamiste Hezb-islami, trafiquant de drogue ambitieux et féroce."

"Outre la volonté de nuire à Moscou, les Américains envisageaient d'encourager un fondamentalisme sunnite et conservateur, allié de Washington et pouvant neutraliser l'expansion de l'islamisme chiite. L'embryon d'une "Internationale islamiste sunnite" prit donc corps dans le contexte de la guerre d'Afghanistan autour de personnages clés tels que Qazi Hussein Ahmed, dirigeant du Jamàat islami pakistanais, Bin Laden, qui faisait le lien entre services secrets saoudiens, américains, pakistanais et volontaires arabes, et d'autres islamistes proches des Frères musulmans et du Gamaà égyptien, notamment son chef Omar Abdel Rahmane, impliqué dans l'attentat du World Trade Center, et dont les deux fils se trouvent toujours aux côtés des Talibans. [...] Les fondamentalistes de tous les pays musulmans furent alors encouragés à aller faire le jihad en Afghanistan et au Cachemire ou à s'entraîner à Peshawar (base-arrière pakistanaise des mudjahidîn). Au début des années 80, 3 000 arabes combattaient en Afghanistan. Quelques années plus tard, il seront 16 000 auprès de Hekmatyar et Bin Laden. Dès 1984, en effet, "des milliers de militants islamistes, parmi les plus remuants du Proche-Orient, partent pour l'Afghanistan. Un riche Saoudien, Oussama Bin Laden, coordonne leur recrutement", écrit Olivier Roy, spécialiste de l'Asie centrale au CNRS. A Peshawar, ils sont pris en charge par le bureau des services, un organisme dirigé par Abdullah Ezzam, Jordanien fondateur de la Légion islamique. En 1982, un centre de recrutement pour combattants islamistes, le "El-Kifah Center", avait déjà été ouvert par la CIA, à Brooklyn - sous l'autorité de William Casey. La direction en avait été confiée à l'égyptien Mustafa Shalabi, ami de Abdullah Ezzam. Les volontaires recrutés dans ce centre seront autorisés à s'entraîner à tirer au High Rock Shooting Range de Naugatuck dans le Connecticut. 17 centres semblables à l'El-Kifah Center seront ouverts par la suite dans d'autres Etats de l'Union. Malgré l'opposition progressive du département d'Etat, l'aide américaine aux combattants islamistes afghans et pakistanais fut en partie maintenue après le retrait des Soviétiques des maquis afghans (février 1989). "Les camps installés en zones tribales afghanes et destinés naguère à former des Moudjahidîn anti-soviétiques n'ont jamais été fermés. Les réseaux internationaux continuent de recruter pour toutes les jihad en cours : Etat islamique en Afghanistan, Yémen avant 1994, Cachemire, Bosnie et désormais, Etats-Unis". Rappelons tout de même que le GIA et le FIS sont les créations des "Afghans", jadis entraînés par la CIA et l'ISI [...]. Les chefs du mouvement islamiste égyptien Gammaà Islamiyya : Fouad Qassim et Ahmed Taha, sont également d'anciens "afghans", comme Ahmed Zawahiri, dirigeant du Jihad égyptien, qui cosigne les communiqués terroristes de Bin Laden. Concernant la rébellion islamiste du Cachemire, le mouvement Harakat al Ansar dispose de camps d'entraînements dans la province afghane de Khost (qui fut la principale cible du bombardement américain du 21 aout 1998). Enfin, le chef présumé du groupe qui a commis l'attentat de Louxor contre les touristes européens en septembre 1997 (Mohammad Abdel Rahmane) est aussi un "afghan". Les Etats-Unis portent donc une responsabilité écrasante dans l'exacerbation de la menace islamiste anti-occidentale qui surgit un peu partout dans le monde, même si le monstre enfanté semble peu à peu échapper à son concepteur. Avec la guerre du Golfe (1990-1991) et à la suite de la chute de l'Union soviétique (1991), la stratégie pro-islamiste de Washington connaîtra un premier infléchissement. La présence de soldats "Infidèles" en Arabie, terre du Prophète, est insupportable aux yeux des anciens collaborateurs islamistes des Américains. La stratégie confessionnelle américaine semble alors être remise en question, surtout avec l'attentat du World Trade Center de février 1993 à New York, auquel succéderont ceux de novembre 1995 contre une caserne en Arabie Saoudite et de juin 1996 contre des militaires américains à Khobar. Pourtant, des figures de l'islamisme radical comme Rachid Ghannouchi, coordinateur de nombreux réseaux islamistes en Occident, déclarent que "les Américains sont plus conciliants que les Européens à l'égard de l'Islam", rappelant le fait que les Américains avaient cautionné la tentative d'insurrection fomentée par le parti islamiste En-Nahda contre les autorités tunisiennes. [...] Concernant l'Afrique du Nord en général, Jack Covey déclarera au Congrès, en mai 1991, qu'il était "nécessaire d'intégrer les partis islamiques dans les nouvelles sociétés démocratiques en Afrique". Plus récemment, le Département d'Etat déplorait l'interdiction des formations intégristes comme l'ex-"Parti de la Prospérité", rebaptisé "Parti de la Vertu", chassé du pouvoir par un coup d'Etat perpétré fin 1997 par l'Armée turque. La guerre du Golfe fut l'occasion, pour la plupart des mouvements islamistes, de fustiger l'Arabie Saoudite et le "Grand Satan" américain. Mais, comme l'explique Ghassan Salamé, "les mouvements islamistes n'ont pas tous soutenu l'Irak". [...] Le Pakistan fondamentaliste soutint [...] l'intervention américaine. L'Iran s'aligna sur les positions occidentales. Pour ce dernier, comme pour la plupart des islamistes, le régime irakien demeurait coupable de s'être éloigné de l'islam."

"En dépit des attentats anti-américains du World Trade Center de février 1993 et du 7 aout 1998, contre les ambassades américaines en Afrique, et dont les inculpés étaient tous d'anciens "afghans", Washington ne semble pas avoir réellement remis en cause son soutien aux mouvements et États fondamentalistes. Le département d'État ne partage pas la méfiance des officiels européens, surtout français, vis-à-vis de l'islamisme, considérant improbable le phénomène de contagion à toute l'Afrique du Nord et au reste du monde musulman."

"D'après le général Salvan, cette bienveillance à l'égard de l'islam fondamentaliste découle de l'idéologie religieuse puritaine, d'essence également fondamentaliste, qui fut à l'origine de la déclaration d'indépendance des États-Unis. Aux antipodes de la tradition laïque de la France, les officiels américains rappellent l'importance de la religion dans l'édification de l'Amérique et citent la Bible comme inspiratrice de leur constitution. "Les valeurs musulmanes d'engagement personnel dans la foi et de service à la société sont des valeurs universelles. Ce sont des valeurs que nous partageons tous", déclarait le 1er mars 1995 Bill Clinton aux musulmans américains, à l'occasion de la fête musulmane de l'Aïd el-Fitr. "Les valeurs traditionnelles de l'islam sont en harmonie avec les idéaux les meilleurs de l'Occident", poursuivait le président américain quinze jours plus tard lors de la visite du roi Hassan II. Autant de déclarations qui furent chaleureusement accueillies jusqu'au sein de la mouvance islamiste."

"Sur le plan extérieur, la stratégie pro-islamique de Washington repose principalement sur une analyse géopolitique à long terme, même si cela peut surprendre. Les Etats-Unis considèrent en effet l'Asie centrale et les contrées musulmanes pétrolifères et gazières de l'ex-Union soviétique comme la zone stratégique la plus importante du monde. Dans son dernier ouvrage, Zbigniew Brzezinski explique ainsi que l'enjeu principal pour l'Amérique est cette "Eurasie", vaste ensemble allant de l'Europe de l'Ouest à la Chine via l'Asie centrale. Brzezinski explique que les Etats-Unis sont décidés à tout faire pour demeurer l'unique superpuissance mondiale et pour empêcher les Russes de redevenir un concurrent sérieux. La stratégie américaine de "ceinture verte" contre l'empire soviétique a donc été reconduite contre la Russie post-communiste, ce qui fonde le géopolitologue François Thual à parler de "néo-containment" contre la puissance russe dont Washington craint les velléités "anti-hégémoniques". Le Pentagone profite en fait de l'atténuation du rôle international de la Russie pour conquérir petit à petit les anciennes aires d'influence soviétique, d'autant plus stratégiques qu'elles constituent des zones de réserves d'hydrocarbures susceptibles de diminuer à terme la dépendance énergétique des Etats-Unis envers les pays du Golfe, la diversification des sources d'approvisionnement étant devenue l'une des priorités américaines."

"La politique pro-islamiste des États-Unis participe en fait d'un pragmatisme poussé parfois à l'extrême. "Les Américains veulent améliorer leur réputation auprès des fondamentalistes, afin de diminuer les chances d'être à nouveau considérés comme l'ennemi implacable de l'islam", écrit Edward G. Shirley, pseudonyme d'un ancien spécialiste de l'Iran à la CIA. Il s'agit donc d'établir des relations avec les islamistes les moins anti-américains, les dégâts susceptibles d'être causés par ces derniers aux Américains étant jugés négligeables par rapport aux dividendes qu'une bienveillance à leur endroit pourrait rapporter à long terme, au cas ils accéderaient au pouvoir."

"Mais jusqu'aux attentats anti-américains du 7 aout 1998, l'une des plus éclatantes confirmations de la pérennité de la stratégie américaine pro-islamiste fut le soutien apporté, dès 1994, par Washington aux ultra-fondamentalistes taliban qui prirent le contrôle - en mai 1997, avec la prise de Mazar-i-Charif, de la quasi totalité de l'Afghanistan. Après avoir soutenu Gubuldin Hekmatyar jusqu'à son échec en 1995, le Pentagone apporta son soutien aux Taliban, nouveaux préférés de l'armée pakistanaise, dans le cadre de sa coopération avec l'ISI. Après l'échec de Hekmatyar, les Taliban étaient censés, d'après les nouvelles orientations de Washington, rétablir l'ordre et la stabilité en Afghanistan, notamment afin que la société UNOCAL puisse poursuivre ses projets de construction de canalisations devant transporter le pétrole et le gaz du Turkménistan vers l'Europe et le Pakistan via l'Afghanistan."

"C'est en utilisant la méfiance des musulmans envers les puissances coloniales européennes que Washington parvint à obtenir du Roi Ibn Séoud, le 29 mai 1933, la première concession pétrolière pour la partie orientale de l'Arabie Saoudite. Celle-ci revint à la Californian Arabian Standard Oil ­ (Aramco). À l'instar des Frères musulmans actuels ou des dirigeants du FIS, les très puritains wahhabites fustigeaient la civilisation occidentale, donc américaine. Mais les Américains, en tant que partenaire commercial, leur offraient des garanties de technicité et de coopération dépourvues de relents colonialistes. L'accord implicite était le suivant : "Vous nous laissez appliquer la loi islamique et régner en Arabie Saoudite selon nos valeurs anti-occidentales et nous coopérons économiquement avec vous". Or ce genre d'accord allait devenir le paradigme de la stratégie "islamo-pétrolière" des États-Unis."

"Aujourd'hui, Washington continue à exploiter le discrédit dont souffrent les anciennes puissances coloniales européennes espérant être l'unique bénéficiaire des contrats d'exploitation d'hydrocarbures, dont les plus importants gisements sont situés dans l'Eurasie islamique. En effet, si l'on prend en compte les réserves du Golfe, d'Afrique du Nord et d'Asie centrale, ce sont près de 75 % des réserves mondiales prouvées qui sont entre les mains du monde musulman. Par conséquent, les États-Unis, qui veulent épuiser le moins vite possible leurs réserves, entendent continuer à contrôler le trafic pétrolier et à bénéficier du rôle privilégié que joue le dollar dans celui-ci. Volonté que le secrétaire adjoint en charge des Proche et Moyen-Orient, Robert Pelletreau, rappela le 6 avril 1995 devant la commission des Relations internationales du Congrès : "Les priorités américaines dans la région sont : négocier et développer des accords de sécurité dans la région du Golfe afin d'en assurer la stabilité et l'accès aux réserves pétrolières vitales pour notre prospérité économique ; assurer l'accès aux entreprises américaines dans la région"."

"Le Turkménistan est crédité de réserves de gaz de l'ordre de 4 500 milliards de mètres cubes et les réserves de pétrole que renferme le Kara Koum sont évaluées à 6 milliards de barils. Il retient donc lui aussi toute l'attention des compagnies pétrolières (Unocal, Delta Oil, Mobil, Monument, Bridas, Petronas), engagées dans différents projets de construction de canalisations qui transporteraient du gaz et du pétrole turkmènes vers le Pakistan et l'Inde. L'Iran, à cause des royalties escomptées pour le passage des canalisations sur son sol, et l'Arabie Saoudite, parce que sa société Delta Oil est candidate, proposent deux projets de tracés opposés, respectivement soutenus, d'une part, par les Américains, les Saoudiens et les Taliban ; d'autre part, par les Russes et les Iraniens. Le premier concerne la construction d'un oléoduc qui traverserait l'Afghanistan et déboucherait dans un port pakistanais au nord de Karachi (Gwadar). Ce projet, dont le coût s'élèverait à 2,6 milliards de dollars, irait de pair avec celui visant à construire un gazoduc de 1 300 km de longueur reliant le Turkménistan au Pakistan et à l'Inde via la zone ouest de l'Afghanistan. Ces deux plans sont soutenus par la compagnie américaine Unocal et la saoudienne Delta Oil et leur réalisation dépend d'un retour de l'Afghanistan à la stabilité. Chris Taggart, vice-président d'Unocal, admettait d'ailleurs que "la domination des Taliban pourrait être un facteur positif" pour la réalisation du tracé et que "les récents événements étaient susceptibles de favoriser le projet", envisageant une reconnaissance des Taliban par les États-Unis. C'est ainsi que Washington reçut en février 1997 des délégations de Taliban, afin de trouver avec eux un terrain d'entente alliant le retour de la stabilité à la construction de canalisations ; que des bureaux d'Unocal ont été ouverts à Kaboul en mars 1997 ; et que la compagnie américaine s'est vu confier par les Taliban la tâche de former les Afghans (ouverture d'un centre à Kandahar) à la technologie des pipelines. Alors que les États-Unis avaient jugé inopportun de rouvrir leurs ambassades à Kaboul sous les gouvernements Rabbani et Massoud, ils s'empressèrent de reconnaître le pouvoir des Taliban lorsque ceux-ci prirent le contrôle de la capitale afghane le 26 septembre 1996, le département d'État publiant pour l'occasion un communiqué qualifiant de "positive" leur victoire et annonçant l'envoi d'une délégation officielle à Kaboul. "Le projet de gazoduc reliant le Turkménistan au Pakistan, répond à deux priorités américaines : assurer une liaison directe pour évacuer les hydrocarbures d'Asie centrale et de la Caspienne, où les compagnies américaines investissent massivement ; renforcer l'isolement de l'Iran, qui est [pourtant] le candidat naturel au tracé du gazoduc". Concernant le second projet, Téhéran, avec Ankara, cette fois-ci, estime que le tracé au départ du Turkménistan doit contourner l'Afghanistan et traverser la Turquie. Ces intérêts contraires à ceux des Saoudiens expliquent en partie la haine qui oppose violemment Téhéran aux Talibans, favoris de Riyad."

"Depuis les représailles américaines d'août 98 visant à détruire les bases d'entraînements terroristes de Bin Laden en Afghanistan et au Soudan, Américains et Talibans semblent être devenus des ennemis irréductibles, ce qui infirmerait la thèse de l'alliance objective islamo-américaine. En fait, les Talibans sont les obligés de leur financier Bin Laden, qui est la véritable cible des raids américains, et Madeleine Albright elle-même a déclaré officiellement, le 18 août 1998, que les Talibans pourraient être reconnus par Washington "s'ils cessaient d'héberger ceux qui sont considérés comme des terroristes", notamment Bin Laden, réclamé depuis 1996 par Washington depuis qu'il a été reconnu responsable d'attentats anti-américains commis entre 1991 et 1994 aux Etats-Unis et en Arabie Saoudite."