04 août 2005

Comparatif

Nirvana avait ouvert le chemin, rendant au rock ses lettres de noblesse. Nevermind en 1991 et In Utero en 1993 avaient constitué deux événements fracassants dans le monde musical de ce temps, endormi par la nullité des années 80. En 1994, Kurt Cobain mettait fin à ses jours. Deux groupes venaient déjà d’éclabousser le monde de leur force rare, dans l’ombre néanmoins de l’ogre Nirvana : les Smashing Pumpkins, auteurs de Gish en 1991 et Siamese Dream en 1993, et Rage Against The Machine, dont l’album éponyme avait résonné comme une grande claque dans le sphère rock de 1992.
Dès l’icône médiatique tombée, les anciens « rivaux » allaient sortir deux albums majeurs : Evil Empire en 1996 pour les Rage, mais surtout, un an plus tôt, en 1995, Mellon Collie and The Infinite Sadness, pour les Smashing Pumpkins, proclamés alors d’évidence « plus grand groupe rock du monde ». De ces sommets, les deux groupes sont par la suite redescendus, comme il se doit. Mais le temps de quelques mois, ou un peu plus, ils ont quasiment fait oublier tout le reste de la scène rock mondiale. Lorsqu’on repense à ce temps-là, on n’est pas loin d’avoir envie d’éclipser la plupart des groupes d’aujourd’hui. Car aucun, d’évidence, n’a fait aussi bien depuis et, a fortiori, mieux. Zoom sur ces deux styles, marqueurs d’une époque.


Rage Against The Machine ? Soyons clairs : c’est de la musique de fou furieux, de déchaîné, d’enragé, la musique de ceux qui ont au fond du ventre une boule de feu qui les survolte et les rend incontrôlables. C’est, en fait, l’alliance parfaite du rap et du rock les plus puissants. Quelque peu monotone en ce sens ; ça joue toujours dans les mêmes tons, on n’a jamais droit à un moment de repos, de détente, de calme… Ou alors ce calme est à redouter, car il annonce la tempête prochaine, l’ouragan De La Rocha – Morello, qui emporte tout, les toitures, les maisons entières, les bagnoles qui voltigent, et vous voici au final détrempé de sueur et… de plaisir. Monotonie du son, disais-je ; mais personne ne nous en avait gratifié auparavant, de ce son-là, de cette énergie-là, de cet alliage rap-rock incandescent, et personne n’a repris le flambeau depuis (du moins à ce niveau, ou ne serait-ce qu’à un niveau convenable). Rage Against The Machine constitue en ce sens, dans le paysage musical, ce qu’on pourrait appeler une singularité.

Singuliers, les Smashing Pumpkins le sont aussi, bien sûr ; mais ils ne ressemblent en presque rien aux Rage. Ces deux groupes constituent, à mon sens, les deux facettes essentielles du rock du milieu des années 90. S’il ne devait en rester que deux, ce serait eux. Et s’il ne devait en rester qu’un… j’élirais sans grande hésitation les Smash. Car, voilà, ces derniers ne sont pas monotones ; ils sont même tout le contraire. Avec eux, on passe par toute la palette des sentiments disponibles (ou presque). Ils n’ont pas la puissance percutante et nerveuse des Rage, leur fougue indépassable, mais une puissance plus contrôlée, mieux répartie sur la longue distance ; une puissance calme, si vous me passez l’alliance de ces deux termes souvent antagoniques ; voilà, ils sont puissants, mais pas violents. Ils ont la puissance d’un moteur qui a besoin de chauffer longtemps avant de partir, mais qui, lorsqu’il est lancé, surpasse ceux des plus vives voitures de course.

Il y a quelque chose de mystique chez les Smashing Pumpkins. Certains morceaux peuvent véritablement vous donner le sentiment de toucher à de l’absolu ; vous touchez quelque chose comme un summum, comme une puissance, un plaisir, une émotion, une intensité indépassables (pas tout ça toujours à la fois, évidemment, mais ça arrive...). Il y a un sentiment de totalité. Rien à voir avec les Rage, où c’est la rupture, la fracture, le déchirement constant qui prédominent. On est dans la cassure, la brisure, jamais dans l’harmonie. La puissance est presque toujours mélodieuse chez les Pumpkins, elle ne fait pas mal, elle fait du bien, elle te prend et te transcende, te rend uni… celle des Rage te désagrège, te met par terre et marche à coups d’upercuts…

Écouter les Rage, c’est immanquablement avoir envie de sauter en l’air, t’as tes jambes qui bougent toutes seules, qui martèlent ton plancher, sans même que tu t’en rendes compte, tu secoues bêtement la tête, tu calques en fait tes pas sur ceux de Zack De La Rocha et de Tom Morello qui bondissent d’un bout à l’autre de la scène, manquant parfois de se téléscoper, dans un déchaînement corporel sans répit. Rien de tel à l’écoute des Pumpkins : t’aurais bien envie de temps en temps de mimer un solo de guitare de Billy Corgan ou de martyriser une batterie imaginaire comme Jimmy Chamberlin, mais pas là de velléités bondissantes. D’ailleurs, sur scène, si Billy bouge quelque peu, sans faire pour autant des folies de son corps, James Iha et D’Arcy Wretsky ont toujours été réputés pour être de vrais « piliers de scène ». Stoïques. Mais Corgan sur scène a un charisme tellement énorme, qu’un simple geste du bras, ou l’esquisse d’un déhanchement avec sa guitare mettent le feu à l’assemblée. Mais on ne l’imagine vraiment pas s’excitant sur scène comme De La Rocha.

Comment poursuivre et, peut-être, conclure cette comparaison entre ces deux phénomènes ? Entre le bonze Corgan, géant de plus d’1m90 au crâne chauve, et le Che Guevara du mike, aux allures de Bob Marley avec ses longues dread-locks sur la tête ? Peut-être en soulignant la portée plus universelle de la musique des Rage ; en effet, elle parle à plus de gens différents, aux Blancs, beaucoup aux Latinos (De La Rocha et Morello obligent), aux Asiatiques, aux Noirs… Les Rage parlent aux minorités et à la majorité soucieuse des minorités, à tous ceux qui sont mécontents du « système » capitaliste et du monde américain qui est le nôtre. Ça fait du monde. Les fans de rap peuvent s’y retrouver aussi, bien sûr. Les Pumpkins touchent autant de monde, et probablement même plus, mais c’est un public plus homogène. Le fan type, si l’on peut dire, est un Blanc de la middle-class américaine ou européenne. Corgan l’a d’ailleurs parfois regretté, mais il l’assume maintenant (a-t-il le choix ?). Les fans de rap, les Latinos, les Noirs… sont très minoritaires, très peu nombreux chez les admirateurs des Pumpkins. Les Asiatiques sont plus réceptifs, la présence de James Iha, d’origine japonaise, y contribuant sans doute. Quant aux femmes, elles sont en général assez sensibles à la présence d’une des leurs, D’Arcy, derrière la basse – chose rarissime dans les grands groupes de rock.

Bref, quand je vous disais qu’ils se complétaient à merveille…

02 août 2005

Petite sélection de 10 albums phares des années 90

  1. Mellon Collie and The Infinite Sadness (Smashing Pumpkins, 1995) [LE chef-d’œuvre donc, double album, 28 titres, mélange de perles fines et de bombes surpuissantes, de l’émotion de « Tonight, tonight » à la rage terrible de « XYU » en passant par la balade parfaite « 1979 ». Musique totale. Le rock à son point d’incandescence. Unique.]
  2. Grace (Jeff Buckley, 1994) [la pureté incarnée, extrême, qui se maintient sur une ligne de crête improbable, la même beauté inouïe d’un bout à l’autre de l’album, qui mérite lui aussi le titre de chef-d’œuvre. Jeff Buckley avait vraiment la grâce.]
  3. Nevermind (Nirvana, 1991) [ce qu’on a présenté comme « l’album d’une génération » et qui continue près de 15 ans après sa sortie (eh oui, déjà) à faire référence. Rien que du bon. Génial.]
  4. Rage Against The Machine (Rage Against The Machine, 1992) [une claque, une grosse baffe. Une réserve d’hymnes révolutionnaires, qui n’ont pas perdu un gramme de leur force monstrueuse.]
  5. OK Computer (Radiohead, 1997) [l’album-référence de Radiohead, peut-être le dernier très très grand album rock. Complexe et envoûtant. Tout simplement sublime.]
  6. Siamese Dream (Smashing Pumpkins, 1993) [« Today », « Disarm », « Soma »… que des merveilles, que du bonheur ; c’est prodigieux.]
  7. Evil Empire (Rage Against The Machine, 1996) [je n’ai qu’une chose à dire : « Bulls Of Parade » ; écoutez ça… qu’est-ce que c’est bon… la classe de Morello à la guitare associée au flow impitoyable de De La Rocha… mamami-a...]
  8. In Utero (Nirvana, 1993) [peu après l’avènement, c’est déjà l’heure du crépuscule pour Cobain, qui nous sort ici encore un monument du rock. Incontournable.]
  9. The Bends (Radiohead, 1995) [l’album qui révèle véritablement le groupe de Thom Yorke.]
  10. Stoosh (Skunk Anansie, 1996) [des tubes excellents à la chaîne dans cet album qui mérite amplement sa place dans le top 10. La seule femme de la liste, Skin, dont la douceur annonce presque toujours la furie.]

01 août 2005

Nostalgiques des nineties ? C'est votre tour !




Foutue nostalgie, à laquelle personne n’échappe… Jolie nostalgie, qui nous rassemble… Et vous, que retenez-vous des années 90, côté musique ?

Souvenirs, souvenirs… Soirées spéciales sixties, seventies, eighties… nous avons eu droit à tout ça, maintes et maintes fois, dans notre cher poste de TV, et ça continue encore… On nous ressort régulièrement les vieux plats froids lorsque l’inspiration manque dans l’époque présente, on nous ressort les morts-vivants de leurs cartons, on en glisse quelques-uns dans des émissions écoeurantes de télé-débilité, has been qui rêvent de retour sous les sun-ligths du nouveau millénaire…

Alors que ces dernières années, nous avons été gavés de la résurgence des années 80, réminiscences de la génération Goldorak, Albator, Club Dorothée et musique pitoyable mais prenante, genre « Voyage, voyage », ou, pour l’outre-Manche, Culture Club, nous sentons monter – déjà – une certaine nostalgie chez la génération 90, car nos années 90 sont bel et bien mortes et lointaines – nous sommes en 2005 et courons vers 2006… Ça file… Nostalgie. Juste le temps d’une parenthèse, que j’ouvre maintenant.

Rapalo. Que reste-t-il de nos nineties ? La dance, l’émergence chez le grand public de la techno, la démocratisation du rap, ok, ok, tout cela est vrai ; petite parenthèse, d’ailleurs, sur le rap français : celui-ci n’était globalement pas encore tombé dans le caniveau où il se trouve aujourd’hui, devenu très officiellement un business, un job commercial et, pour tout dire, une vaste fumisterie. Je généralise injustement, mais quand même. A l’époque, Joey Starr n’était pas encore le clown audiovisuel qu’il est parfois devenu, Doc Gyneco l’ami sympa des familles et de Marc-Olivier Fogiel, et Laurent Gerra, avec sa haine simpliste du rap, n’avait pas encore complètement raison.

NTM sortait des titres tout bonnement mortels, le Gyneco pré-cité sortait une Première Consultation composée intégralement de tubes délicieux, la prometteuse Fonky Family pointait le bout de son nez et frappait fort avec des morceaux coups de poings comme « Cherche pas à comprendre » et « Sans rémission », ce dernier joué à fond, je me souviens, un jour de contestation dans les murs de la fac de Tolbiac… morceau-emblème de la révolte jeune. Et même les plus mauvais groupes avaient du charme. Prodigy constituait un véritable phénomène, mêlant de manière très novatrice rap, techno et rock. Album événement : The Fat of the Land.

Le trident magique. Mais venons-en aux choses sérieuses : le rock. Les nineties, époque bénie du bon gros rock. Époque riche. Après les années 80 dominées par les dark et complexes Cure, les nineties naissaient avec le mythe Nirvana, avec le grunge, rock sale et adolescent, furieux et génial. Elles s’épanouissaient, après la mort de Kurt, avec la magie Smashing Pumpkins, à la palette beaucoup plus large, qui allait porter le rock à un niveau rarement atteint, grandiose. Ces nineties allaient être malmenées par la férocité des Rage Against The Machine, sans doute le groupe le plus puissant et le plus politique de la décennie, mêlant rap et rock sauvage. Kurt Cobain, Billy Corgan, Zack De La Rocha (qu’on ne peut citer sans l’associer au génial guitariste Tom Morello) : voici ce que je propose comme étant le trident majeur des nineties. Cobain l’icône, Corgan l’inspiré, De La Rocha le révolté.

Trois styles très différents, trois personnalités fortes, trois voix absolument uniques, trois moments fondamentaux dans l’histoire du rock. Cobain, devenu légende après son suicide, a rejoint les Marylin Monroe et autre James Dean ou, pour revenir à la musique, Jeff Buckley, parmi les étoiles filantes à jamais dans nos cœurs. Corgan a créé LE chef-d’œuvre des nineties avec Mellon Collie and The Infinite Sadness ; au lieu de se scratcher contre le mur du réel comme Cobain, il nous a envoyés planer dans des sphères musicales inouïes desquelles il est bien difficile de revenir, et qui nous protègent de leur beauté éternelle. De La Rocha, enfin, le gesticulant, le bondissant, le percutant, c’était l’engagé, l’anti-capitaliste, l’anti-impérialiste, l’anti-gouvernement américain, fasciné par les contestataires zapatistes et lui-même membre de la commission nationale pour la démocratie au Mexique, entre autres engagements… Loin des mélodieuses introspections corganiennes, on pouvait le qualifier de rappeur révolutionnaire – la rage fait homme.

Ça foisonne partout… A côté de ces piliers présents pour longtemps dans nos mémoires, il y avait du (beau) monde : les Offspring (eh oui, c’était pas mal, pour nos jeunes oreilles en quête de tapage), les Cranberries, qui eux aussi faisaient de la bonne musique à l’époque, Guns’N Roses et Metallica (les puissants anciens), Red Hot Chili Peppers, Pearl Jam, PJ Harvey, Radiohead qui, sur la fin de cette décennie, allait devenir LE groupe de référence, Soundgarden, Beck, Nada Surf, Skunk Anansie, Foo Fighters, Garbage, Placebo, les troublants et excellents Mercury Rev, sans parler des Noirs Désirs en France, sans doute le seul groupe de l’hexagone au niveau de ses compères américains. Une pensée aussi pour Oasis qui, malgré leur manque d’originalité, valaient le détour.

A l’époque donc, le rock était encore roi, avec les radios jeunes Skyrock et Fun Radio qui en jouaient presque exclusivement. Sur cette dernière station, souvenons-nous de cette belle émission, « Fun Radio fait du bruit », où l’on pouvait retrouver en live tous nos rockers préférés. Aujourd’hui, le rock se réfugie sur Oui FM, Sky est passé au pseudo-rap, Fun, je sais même pas comment qualifier ça… musique-marketing survitaminée, « rap » adouci, « R&B » minable, bref, quelque chose comme ça.

Sauvez-nous de Coldplay ! Même le rock n’est plus tout à fait ce qu’il était – excusez-moi de jouer le vieux con, mais c’est mon quart d’heure nostalgique, vieux combattant. Génération Coldplay, ce n’est plus du « rap à l’eau » (expression de l’ami Gyneco lorsqu’il était rappeur et qu’il parlait de MC Solar), c’est du rock à l’eau, du sorbet bien fade, sans rien de nourrissant, c’est vide comme le regard d’un poisson rouge tournant dans son bocal, c’est enthousiasmant comme la lecture d’un bouquin de Philippe Delerm, aussi excitant que de passer un week-end dans le bac à glaçons de son réfrigérateur (essayez, vous verrez…).

Où sont les Kurt Cobain, les Billy Corgan, les Zack De La Rocha d’aujourd’hui ? Soyons clairs : ils n’existent pas. Cobain est mort, De La Rocha a déserté Rage, Corgan a dissout les Pumpkins, mais s’est relancé en solo et projette une reconstitution du groupe… rêvons… Avec beaucoup de groupes aujourd’hui, on peine souvent à se sentir vibrer. On se force un peu, on enclenche artificiellement le mouvement, on espère que la musique va prendre le relais, et on s’épuise. Bien sûr, certains ne sont pas tout à fait nuls : on parle beaucoup des White Stripes, un peu aussi de Muse, Bloc Party fait une entrée fracassante sur la scène mondiale, et c’est pas mal en effet. Sans égaler toutefois les glorieux aînés. Wait and see… y a que ça à faire, à défaut de se mettre soi-même à la musique…

Parenthèse fermée.


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