30 septembre 2005

Le film français de l'année

Entre ses mains, un film d’Anne Fontaine
Dans les eaux troubles du désir

Un homme, Laurent, interprété par Benoît Poelvoorde, rencontre une femme, Claire, jouée par Isabelle Carré. Ça se passe sur le lieu de travail de cette dernière, une compagnie d’assurances ; Laurent, vétérinaire, est victime d’un dégât des eaux et c’est Claire qui est en charge de son dossier. Très vite, Laurent initie avec Claire une relation, pas encore intime, mais plus personnelle qu’elle ne devrait l’être et le rester. Il joue sur son humour et l’on retrouve là le Benoît Poelvoorde que l’on connaît, au pouvoir comique irrésistible, malgré le cadre « film sérieux » dans lequel on se trouve là. Mais déjà, dès les premières minutes, quelque chose d’autre se dégage, quelque chose d’inhabituel, qui laisse présager un grand film. Car disons-le tout net et sans attendre : ce film est grand, il est profond, il est même exceptionnel. Poelvoorde déploie des talents d’acteur, certes pas insoupçonnés, mais révélés clairement ici au grand jour, précisément dans le clair-obscur de ce face à face avec une Isabelle Carré au sommet de son art. Ce film est un film d’atmosphère, c’est un film physique, que l’on ressent avec force ; on est constamment pris par des sentiments complexes et hésitants : faut-il penser ceci, faut-il penser cela ? En attendant, on ressent, et ce que l’on ressent est troublant et envoûtant.

L’élément dramatique qui tend l’atmosphère, qui la charge d’électricité, c’est qu’un tueur en série agit sur Lille (cadre de ce film), un tueur de femmes, amateur de scalpel. Et très tôt, on se demande – avec Claire – si ce n’est pas ce Laurent, vétérinaire qui précisément manie le scalpel, qui est l’assassin. Car ce Laurent a une personnalité ambiguë : il est drôle parfois, dragueur souvent, chasseur même, mais chasseur d’intimité plus que de sexe, il se fait sombre aussi à d’autres moments, silencieux, manifestement perturbé. Il a réussi en peu de temps à nouer une relation très étroite avec Claire, cette femme qui incarne la normalité même ; mariée, un enfant, avec son petit train-train heureux, son équilibre, et ce fauve tendre et drôle, Laurent, qui pénètre dans sa vie, et qui va la changer, qui va la faire douter, de sa vie, peut-être de son couple, qui va la faire revivre, la faire rire, la troubler, l’intriguer, lui faire battre le cœur. Claire finit par retrouver une seconde jeunesse avec ce mystérieux personnage, qui ne cesse de lui témoigner de son intérêt, qui se dévoile de plus en plus, qui laisse entrevoir ses failles et ses plaies encore ouvertes ; elle se demande si elle est en danger, entend parler régulièrement des méfaits du tueur, mais ça ne l’arrête pas ; on la voit s’éloigner de son mari, terne figure bien trop rassurante pour une femme qui rêve encore et qui touche du doigt l’aventure et l’excitation d’être vivante. La trop lisse Claire sombre dans ses propres profondeurs, Laurent est son révélateur, et c’est pour cela qu’elle l’aime, car elle l’aime finalement, elle tombe amoureuse ; mais rien ne se passe entre eux, Laurent recule et fuit dans ses secrets. Et aligne cul sec les verres de vodka.

Un épisode furtif rassure Claire : le tueur présumé a été arrêté, et ce n’est pas Laurent. Que faisait donc ce scalpel dans la poche de son manteau, qu’elle avait découvert un soir de sortie avec lui dans une boîte de nuit ? Cette question, elle cesse de se la poser. La peur s’est estompée. Jusqu’à ce qu’elle retrouve, épouvantée, sa meilleure amie, qui est aussi sa collègue, morte, égorgée, victime du tueur – qui court donc toujours. Or, Laurent la connaissait. Il l’avait rencontrée peu de temps auparavant. Et un verre de vodka se trouve là, sur les lieux du drame. Claire n’a dès lors plus aucun doute ; ce qu’elle pressent en fait depuis le début est maintenant on ne peut plus clair : Laurent est le tueur. L’effroi la reprend, la terreur. Mais devant le policier qui l’interroge, elle ne dit rien. De retour à son travail, on la voit paniquée, elle aperçoit Laurent au réfectoire – réalité ou hallucination ? – et va s’enfermer dans son bureau, en larmes ; elle téléphone à son mari, lui demande de venir la chercher en fin de journée. Mais le soir, le mari met du temps à venir et Laurent arrive avant lui. Les masques tombent. « Tu le savais depuis le début, pourquoi n’as-tu rien fait ? », demande-t-il, avant de la supplier : « Aide-moi… » Laurent attend-il autre chose que Claire ne le dénonce et l’arrête enfin, stoppe sa course folle dans la mort, mette un terme à sa souffrance, à sa perdition ? Laurent s’en va, on sent Claire complètement désorientée, on voit son mari qui arrive enfin, mais Claire ne le rejoint pas. Sa vie est ailleurs. Son amour aussi. Laurent est rentré dans son cabinet de véto ; c’est la pénombre, la nuit noire, la nuit des âmes en sursis. Claire a marché dans ses pas, elle est là, dans la pénombre du cabinet, derrière lui, à deux pas du tueur, qui peut-être la menace. Que fait-elle ici ? La femme toute normale qu’elle était aurait jadis appelé la police et serait allée se réfugier dans les bras de son mari. Mais l’âme et le corps de Claire sont maintenant comme aimantés par ceux de Laurent. Son destin est lié au sien. Le tueur de sa meilleure amie est là, l’effroi est clairement là, et pourtant l’amour s’y mêle encore – et tout cela sonne terriblement vrai. Laurent va-t-il tuer Claire ? Ou est-ce Claire qui va tuer Laurent ? Ou alors est-ce l’amour – insensé – qui va sauver l’homme perdu ?

Les deux êtres se font face, ils se rapprochent, tout cela est très fort, ils s’embrassent, ils fusionnent. Laurent, que l’on voyait jusque-là incapable d’embrasser Claire ou une autre femme, freiné par une irrépressible tension, se laisse ici aller, tout semble se dénouer, ses mains ne se crispent pas autour de son cou, elles glissent. Mais bientôt, ses vieux démons le reprennent ; non, Laurent ne s’en sortira jamais. Il a sorti son scalpel, l’a posé sur la gorge de Claire, il s’est remis à haleter comme un malade, il est sur le point de la tuer, mais ne peut s’y résoudre. Lui aussi est tombé réellement amoureux – pour la toute première fois. Poelvoorde est ici magnifique et pathétique. Laurent, on le devine, retourne alors son arme contre lui. L’avant-dernier plan du film nous montre les deux amants (il faut bien les appeler ainsi), Laurent assis par terre et ensanglanté, mais encore vivant, et Claire à ses côtés. Au dernier plan, Claire marche seule, dehors, dans la nuit, sous les éclairages publics de Noël, face à la grande roue au sommet de laquelle elle avait pour la dernière fois ri avec lui.

Le film est intense, il sonne vrai ; il nous plonge au cœur de sentiments pour le moins complexes, nous fait nous mouvoir sur les noires allées de l’âme humaine – rarement explorées –, dans les tréfonds incompréhensibles du désir. On souffre pour Laurent, malgré l’horreur de ses crimes, on apprécie son humanité désarticulée et l’on suit, stupéfait, les effets qu’il produit sur la douce et jolie et bien trop normale Claire, qui, sans jamais quitter complètement sa normalité, fait l’expérience de la face trouble qui est la sienne et qui la tenaille et la tiraille. Les deux acteurs centraux du film sont magistraux ; Poelvoorde, en particulier, est époustouflant, fascinant. L’émotion et la profondeur qu’il dégage sont assez inouïes. La sage Isabelle Carré, si lointaine a priori de l’univers du show man belge, se révèle son pendant parfait pour incarner cette histoire de passion et de folie au cœur de la plus stricte banalité. Qualifier ce film d’Anne Fontaine de chef-d’œuvre ne serait sans doute pas usurpé. Contentons-nous de dire qu’il s’agit sans conteste de l’un des meilleurs films français de ces dernières années. 9,50 euros la place ? C’est clairement là l’un des rares films qui ne nous fasse pas regretter un tel investissement. Il est des films qui peinent à vous divertir ; celui-ci divertit, dans le sens où l’on ne songe à rien d’autre durant les 1 heure 30 de son déploiement, mais en plus il nourrit, il enrichit ; on en sort conscient d’avoir assisté à un moment rare, d’où le cinéma sort grandi – et nous avec.


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29 septembre 2005

Université populaire : An III

Depuis trois ans, Michel Onfray anime l’Université populaire de Caen ; il y donne un cours d’histoire de la philosophie d’un genre original, puisqu’il s’agit d’une contre-histoire de la philosophie. Retour sur les principaux acquis de ces trois premières années d’enseignement.

Quoi que l’on pense de la philosophie de Michel Onfray elle-même, il faut être reconnaissant à ce dernier de s’être lancé, à travers l’Université populaire de Caen, dans une entreprise de dépoussiérage historique, de réhabilitation de tout un pan de notre culture, trop longtemps enfoui ou, du moins, laissé dans l’ombre. Dans l’ombre précisément de la tradition dominante. Celle qu’on enseigne généralement, qui va de soi, et qu’on n’interroge plus. Onfray pose la bonne question : qui écrit la philosophie officielle, celle qui triomphe dans les manuels scolaires, dans les cours de terminale et même à l’Université ? Et d’abord, quelle est cette philosophie dominante ?

La réponse d’Onfray tient en peu de mots : la philosophie des vainqueurs, c’est la philosophie idéaliste, issue du platonisme, entretenue par le christianisme et relayée encore par l’idéalisme allemand au XIXe siècle. Et ce sont les tenants de cette philosophie qui ont écrit l’histoire. Platon a ainsi été posé comme la grande figure de l’Antiquité, ou Socrate, mais un Socrate platonisé, probablement très loin du Socrate réel. Platon, lui-même formé par la pensée de Pythagore et la philosophie orientale, a nourri conceptuellement le christianisme naissant, le dualisme entre un corps matériel et une âme immatérielle, le premier porteur de tous les maux, la seconde divine. Aristote a été recyclé par la scolastique, les stoïciens et leur culte de l’effort, leur goût pour la douleur, leur mépris pour le corps, n’ont pu que plaire à un christianisme initié par Paul de Tarse (saint Paul pour ses fans). Saint Augustin a synthétisé la pensée chrétienne dans La Cité de Dieu. Et, bien plus tard, Descartes, un autre dualiste, allait être proclamé le philosophe majeur du XVIIe siècle et le philosophe français par excellence.

Il va sans dire que cette tradition qui court de Platon à Descartes n’est pas celle à laquelle adhère Onfray. En trois temps, en trois ans, celui-ci a tenté de redonner tout leur poids à nombre de philosophes majeurs dont le malheur historique consiste à avoir finalement appartenu à la tradition des perdants.

Contre Platon : Épicure, Aristippe, Diogène

Première année : Onfray réhabilite les philosophes alternatifs au platonisme. Il commence par les mal-nommés « pré-socratiques » ; car pourquoi parle-t-on de philosophes pré-socratiques ? Ont-ils vécu avant Socrate ? N’étaient-ils pas encore de vrais philosophes, la philosophie ne naissant véritablement qu’avec Socrate ? Onfray réfute ces fallacieuses raisons : le pré-socratique Démocrite est ainsi contemporain de Socrate et survit même à ce dernier ; quant à sa qualité de vrai philosophe, elle est indéniable. Seulement, il initie un courant matérialiste qui ne peut qu’attirer les foudres des spiritualistes et autres idéalistes. Onfray nous rappelle ainsi ce que Diogène Laërce nous avait déjà appris et ce dont Spinoza se souviendra dans une lettre : Platon eut le projet fou de brûler toutes les œuvres de Démocrite, y renonçant finalement en considérant l’ampleur de la tâche, le philosophe abdéritain ayant beaucoup écrit. Le christianisme gardera d’ailleurs ce goût prononcé pour les autodafés. Ainsi, aura-t-on fait commencer l’histoire de la philosophie avec Socrate, comme notre ère avec Jésus. Double imposture selon Onfray.

Figure alternative majeure au platonisme : Aristippe de Cyrène. Celui-ci est surtout connu pour avoir fait du « plaisir en mouvement » son souverain bien. Platon écrit un dialogue entier consacré à la question du plaisir, le Philèbe ; Aristippe y est implicitement présent partout, il est l’ennemi à abattre. Or, son nom n’apparaît nulle part, pas une fois. Platon, dans ce dialogue, caricature son adversaire et entame son ensevelissement historique en oubliant systématiquement de le nommer. Onfray parle de « passage à tabac » pour désigner la « noble » attitude de Platon envers Aristippe. Diogène de Sinope, le cynique, est une autre alternative forte au platonisme. Philosophe trop souvent sous-estimé dont il ne nous reste que quelques anecdotes, mais des anecdotes particulièrement signifiantes : Diogène qui se masturbe sur la place publique, qui déambule dans sa ville en plein jour avec une lanterne en criant qu’il cherche un homme – l’idée d’homme de Platon –, qui, face au grand Alexandre lui demandant ce qu’il peut faire pour lui, lui répond (dans une traduction sans doute bien policée) : « ôte-toi de mon soleil ! » ; toutes ces anecdotes illustrent une philosophie, c’est-à-dire une vie, affranchie des conventions sociales, une vie qui prend la nature et les animaux en exemples, une vie qui est en quête de la vraie vertu. Selon Onfray, le Socrate réel, dé-platonisé, était sans doute une figure assez proche de Diogène et d’Aristippe.

Mais la figure majeure de la philosophie alternative que nous propose Michel Onfray, c’est bien sûr Épicure. D’ailleurs, il le dit lui-même, toute sa contre-histoire de la philosophie peut être identifiée à l’histoire de l’épicurisme, l’histoire du devenir d’Épicure. Épicure, pour lequel, dans la lignée de Démocrite, tout est atomes et vide, pour lequel les dieux, tout matériels, ne s’occupent aucunement des hommes, et qui fait du plaisir le souverain bien ; mais qui n’est pas la caricature que le christianisme en fera, qui fustigera sa débauche, son immoralité, sa perversité. Épicure était en réalité un ascète, qui définissait le plaisir et l’ataraxie par la seule absence de douleur. Onfray explique cette tiédeur par la physiologie même du sage ; Épicure avait, en effet, une santé fragile et il ne pouvait pas se permettre les orgies dont on l’a accusé ; le bonheur qu’il a prôné, c’était celui qui convenait à sa petite santé. On n’imagine pas Épicure se délectant de plats en sauce et de bons vins ; petit pot de fromage et eau : tel était le « festin » épicurien. Etre fidèle à Épicure, ce n’est pas être aussi tiède que lui, ce n’est pas être fidèle à sa physiologie ; c’est être fidèle à cette idée : tout plaisir est bon, du moment qu’il n’est pas gros de souffrances à venir, du moment qu’il n’entrave pas notre liberté, notre maîtrise de nous-mêmes. A chacun de fixer ses propres limites. L’épicurisme se fera d’ailleurs moins austère, plus festif, avec les campaniens romains, Catulle, Tibulle et Properce, ou encore Horace. A Épicure, nous devons aussi l’idée de contrat (Rousseau n’a rien inventé), ou encore un certain féminisme (le Jardin était ouvert à tous et à toutes). On pressent la beauté qui aurait caractérisé une civilisation ayant eu pour inspirateur Épicure, et non pas Platon – et le christianisme qui s’en est nourri.

Autres figures marquantes à réhabiliter : les philosophes sophistes (qui ne se résument pas, là encore, à la caricature qu’en a fait Platon), Philodème de Gadara, Diogène d’Oenanda et le divin Lucrèce.

Un christianisme épicurien et une figure cardinale : Montaigne

La deuxième année de l’Université populaire s’est ouverte sur une thèse assez peu courante, même si elle paraît, pour qui s’est un peu frotté au problème, certes pas évidente, mais fort plausible : Jésus n’a pas existé historiquement, il n’est qu’un « personnage conceptuel » (pour reprendre une expression de Gilles Deleuze). Les Évangiles sont en effet truffés de contradictions et d’invraisemblances, ils empruntent à des traditions qui leur préexistaient, sont rédigés très tardivement, au moins 50 ans après les soi-disant événements qu’ils relatent, ils s’enrichissent progressivement au gré des besoins de la conversion dans telle ou telle région ; par exemple, la mention de la Vierge est très tardive et coïncide avec le besoin de convertir des Romains très portés sur les Vierges dans leur mythologie ; bref, les Évangiles se révèlent un bel ouvrage de propagande. Onfray nous parle de Paul de Tarse le névrosé, qui va bientôt contaminer le monde entier de sa névrose, il nous dit le rôle déterminant de l’empereur Constantin, au IVe siècle, dans la vie et le développement du christianisme, puisqu’il en fait une religion d’État, oppressive comme il se doit, mettant en place ce que l'historien chrétien Henri-Irénée Marrou nommera un « État totalitaire ».

En marge d’un christianisme de plus en plus féroce, Onfray nous entretient de pensées, prises à l’intérieur du christianisme (auquel il n’est plus possible d’échapper), mais néanmoins discordantes : les gnostiques, ainsi que les Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Jusqu’à l’arrivée de Lorenzo Valla, qui, le premier, rend possible l’association du christianisme et de l’épicurisme ; le terme de christianisme épicurien commence à prendre sens. Puis vint Érasme, dont l’œuvre ne se résume pas à l’Éloge de la folie. Et, influencé par ce dernier, Montaigne, dont Onfray qualifie la philosophie d’épicurisme chrétien (la dose d’épicurisme ayant augmenté par rapport au christianisme épicurien de Valla et Érasme). Après Épicure, la première année, Montaigne est la deuxième grande figure sur laquelle Onfray s’attarde pour cette deuxième année de l’Université populaire.

Figure délaissée par les philosophes, qui y voient trop de littérature, et figure à peine moins délaissée par les littéraires, qui y trouvent un peu trop de philosophie. Les Essais constituent pourtant l’une des œuvres majeures de notre civilisation. Onfray voit d’ailleurs dans Montaigne l’un des plus grands génies de la culture universelle, au même titre qu’un Spinoza. Montaigne est catholique, certes, et cela est même indiscutable ; Onfray refuse d’y voir un athée qui se cache. Néanmoins, la religion s’y trouve souvent réduite à une simple coutume, de fait, à laquelle on doit rester attaché comme à une pièce de l’ordre social, en un temps où, il faut s’en souvenir, les guerres de religion mettent la France à feu et à sang. Si Montaigne reste un conservateur, tant sur le plan politique que sur le plan religieux, il fait montre d’une liberté de pensée totale. Conscient de sa faiblesse, il revendique néanmoins son autonomie. Et si Montaigne est un croyant sincère, il n’en est pas moins un curieux croyant : en effet, nulle préoccupation, chez lui, pour une âme immatérielle, nul mépris pour le corps, nulle grande place pour Dieu dans sa philosophie et aucune, pour ainsi dire, pour Jésus ; en lieu et place, il se nourrit des Anciens, qu’ils soient stoïciens, sceptiques ou épicuriens, et veut suivre la Nature. Il réhabilite clairement les voluptés naturelles et corporelles, et fait de notre vie ici-bas notre but, qui doit se muer en « notre grand et glorieux chef-d’œuvre ». Des bribes de pensée féministe s’y trouvent aussi, au milieu d’un vieux fond misogyne ; Marie de Gournay, sa « fille d’alliance », ira plus loin sur cette voie. C’est d’ailleurs elle qui hérite de la bibliothèque de Montaigne (qui avait lui-même hérité de celle d’un autre penseur majeur, son ami La Boétie) et qui transmettra elle-même sa bibliothèque à une figure importante du siècle suivant : La Mothe Le Vayer. Marie de Gournay est une figure cardinale de la philosophie française, elle aussi sous-estimée.

L’autre Grand Siècle : Charron, Gassendi, Spinoza

La troisième année de l’Université populaire a voulu mettre au jour un autre Grand Siècle (qui ne se résume pas à ce qu’on en lit dans le Lagarde et Michard), et a traité des libertins baroques. Ces derniers sont encore tous des chrétiens, mais ils sont aussi des épicuriens. Le libertin est défini par Onfray comme celui qui effectue un travail dialectique qui rend possible la philosophie des Lumières. Assez arbitrairement, il le concède lui-même, il propose comme date de naissance au libertinage 1592, année de la mort de Montaigne, et comme date de fin 1677, année de la mort de Spinoza. Un libertin, c’est d’abord quelqu’un qui lit et commente les Essais de Montaigne ; tout ce courant de pensée s’y nourrit. Il utilise aussi le scepticisme de Pyrrhon et Sextus Empiricus, pense en regard de la découverte du Nouveau Monde en 1492, médite sur les récits de voyages, prend conscience de la diversité des manières de penser, s’aperçoit que le monothéisme n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité, découvre le relativisme et le perspectivisme, rejette tout argument d’autorité, revendique un usage de la raison, pratique souvent lui-même la science ; il ré-active par ailleurs les sagesses antiques, et, pour la première fois depuis l’arrivée de Constantin au pouvoir, propose une morale immanente, qui ne repose pas sur Dieu.

Première très grande figure de cette période : Pierre Charron, qui, avec son très grand livre De la sagesse, n’est pas le simple compilateur de Montaigne qu’on en a souvent fait ; Onfray va jusqu’à dire qu’il invente presque la laïcité. La Mothe Le Vayer est l’interlocuteur de Pascal, il est l’un de ces libertins emblématiques, qui sont aussi des joueurs, auxquels le génial janséniste s’adresse lorsqu’il use d’un vocabulaire ayant trait au jeu, comme dans son fameux pari sur l’existence de Dieu. Gassendi est, selon Onfray, la troisième figure majeure de sa contre-histoire de la philosophie, après Épicure et Montaigne. Ce philosophe, au moins aussi important que Descartes, aura pourtant été balayé par ce dernier de la glorieuse histoire de la philosophie, dans un affrontement resté célèbre, et dans lequel le prêtre voluptueux aura manqué d’élégance et d’intelligence. Dommage, car sa philosophie était sans doute beaucoup plus intéressante, d’un point de vue matérialiste, et aurait pu initier un changement de cap de la philosophie dominante. Au lieu de cela, c’est Descartes qui est devenu la figure cardinale de tout le XVIIe siècle. Autres philosophes à retenir : Saint-Évremond, Cyrano de Bergerac, et le déjà reconnu Hobbes, inventeur d’une politique libertine et laïque.

Spinoza parachève cette période. Il intègre tout le travail effectué par les libertins, mais avec une puissance conceptuelle supérieure. Philosophe encore marqué par certains aspects de la scolastique, comme en témoignent à la fois son vocabulaire et sa méthode more geometrico, il est néanmoins porteur d’une pensée révolutionnaire. Dieu y est confondu avec la Nature, l’immanence y est proclamée, il n’y a plus de différence de nature entre l’âme et le corps, la liberté, mère de la responsabilité et de la culpabilité, se mue en un strict déterminisme, le bien et le mal deviennent le bon et le mauvais, notions relatives en complète rupture avec les concepts religieux, le corps est pour la première fois interrogé sur ses capacités : Que peut un corps ?, demande le polisseur de verre d’Amsterdam. La raison n’a plus ses limites, comme chez Descartes notamment, qui touchaient à la religion de sa nourrice et de son royaume ; la raison est maintenant partout chez elle.

Onfray fait, à juste titre, remarquer que tous ces personnages (y compris Spinoza), représentants du courant libertin baroque, ont été purement et simplement oubliés par Voltaire, lorsque celui-ci écrivit, un siècle plus tard, une monumentale histoire de ce qu’il nomma le Grand Siècle, dans Le Siècle de Louis XIV. Voltaire qualifia le XVIIe siècle de « grand », certes, pour sa diplomatie, ses grands travaux, ses beaux arts, mais aussi en ce qu’il fut un siècle monarchiste et catholique, Voltaire s’accommodant très bien de la monarchie et du catholicisme. Ce qui fait dire à Onfray, qui n’est pas tendre avec Voltaire, que celui-ci ne fut pas un précurseur des Lumières. Voltaire voulait tout bêtement, d’après Onfray, rendre le XVIIe siècle et Louis XIV grands pour faire paraître, en comparaison, le XVIIIe siècle et Louis XV petits, Louis XV n’ayant pas été très sympathique avec lui. D’ailleurs, Michel Onfray n’est pas tendre avec l’ensemble des philosophes qu’on qualifie d’ordinaire « des Lumières », pâles figures selon lui, avec, outre Voltaire, principalement Rousseau et Diderot. Onfray leur préfère ceux qu’il nomme les « ultras » des Lumières : La Mettrie, Helvétius, D’Holbach, Sade. Et le premier athée de cette histoire philosophique, ou, du moins, le premier qui se déclare clairement tel : l’abbé Meslier. Mais ceci est une autre histoire ; celle de la quatrième année de l’Université populaire de Caen.


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Miss Jennifer Charles

26 septembre 2005

Wouah...

Elysian Fields, Queen of the Meadow, 2000

Alors que les températures commencent à baisser au dehors, j’aimerais vous faire découvrir un objet qui possède toutes les vertus pour vous réchauffer. Un groupe trop méconnu : Elysian Fields ; un album : Queen of the Meadow, à la pochette évocatrice : c’est un dessin représentant le visage d’une femme, très belle, disposée au milieu de plantes carnivores, bouche entrouverte, les yeux clos, quelques gouttes qui perlent sur son visage, et qui manifestement est envahie par un profond plaisir. Les hommes seront peut-être les plus sensibles à la beauté de ce disque. La chanteuse a en effet une voix… comment dire ? Sensuelle. Très. C’est vraiment un ravissement. Et les paroles !! je vous raconte pas… non, non, je vous raconte pas…

Au fait, le nom de la chanteuse, c’est Jennifer Charles. Mignonne. Brune au regard noir. Lèvres charnues. Air boudeur. Et le timbre de voix que vous savez. L’album est adressé à la mémoire de Jeff Buckley. La jeune femme a du goût et Buckley, s’il pouvait entendre cette musique, s’en trouverait ravi. Sans aucun doute.

Mais à quoi ressemble-t-elle, cette musique ? Je n’ai pas envie de trop déflorer la chose. Ça peut se ranger dans la grande catégorie du rock. Mais c’est un rock doux, sensuel, on l’a dit et répété, assez sombre, beau, vraiment très beau, calme, parfois trouble. Trois morceaux sont plus rythmés, plus remuants, un est particulièrement entraînant et enjoué, sans perdre en… sensualité.

Il y a des livres qui valent la peine d’être achetés pour une seule phrase ; ce disque pourrait être acheté rien que pour le premier titre, le plus… sensuel de tous, le plus chaud, avec une entrée en matière au violon, avant l’entrée en scène de Jennifer. Mais en vous procurant cet album, vous ne vous arrêterez cependant pas au premier titre ; tout le reste est à déguster, comme un bon morceau de chocolat noir, onctueux en bouche, accompagné d’un thé bien chaud. Ça détend, ça emporte, ça remplace presque un bon massage. Je vous assure que je n’exagère pas.

Les morceaux les plus attrayants sont placés en tête de l’album, ceux qui suivent sont plus… non pas difficiles, mais noirs et subtiles. En tout cas, on ne décroche jamais. On est à fond dedans. On se met à rêver, dans notre esprit embrumé ou saisi de beauté, à une apparition surnaturelle de Jennifer… sorte de sorcière Elvira échouée dans l’univers du rock. Au passage, ce peut être un excellent album pour s’endormir. Non parce qu’il serait chiant, on a compris qu’il n’en était rien, mais parce qu’il est trop re-la-xant…

Bref, courez chez vos disquaires. Impossible de regretter un tel achat.