Depuis trois ans, Michel Onfray anime l’Université populaire de Caen ; il y donne un cours d’histoire de la philosophie d’un genre original, puisqu’il s’agit d’une contre-histoire de la philosophie. Retour sur les principaux acquis de ces trois premières années d’enseignement.
Quoi que l’on pense de la philosophie de Michel Onfray elle-même, il faut être reconnaissant à ce dernier de s’être lancé, à travers l’Université populaire de Caen, dans une entreprise de dépoussiérage historique, de réhabilitation de tout un pan de notre culture, trop longtemps enfoui ou, du moins, laissé dans l’ombre. Dans l’ombre précisément de la tradition dominante. Celle qu’on enseigne généralement, qui va de soi, et qu’on n’interroge plus. Onfray pose la bonne question : qui écrit la philosophie officielle, celle qui triomphe dans les manuels scolaires, dans les cours de terminale et même à l’Université ? Et d’abord, quelle est cette philosophie dominante ?
La réponse d’Onfray tient en peu de mots : la philosophie des vainqueurs, c’est la philosophie idéaliste, issue du platonisme, entretenue par le christianisme et relayée encore par l’idéalisme allemand au XIXe siècle. Et ce sont les tenants de cette philosophie qui ont écrit l’histoire. Platon a ainsi été posé comme la grande figure de l’Antiquité, ou Socrate, mais un Socrate platonisé, probablement très loin du Socrate réel. Platon, lui-même formé par la pensée de Pythagore et la philosophie orientale, a nourri conceptuellement le christianisme naissant, le dualisme entre un corps matériel et une âme immatérielle, le premier porteur de tous les maux, la seconde divine. Aristote a été recyclé par la scolastique, les stoïciens et leur culte de l’effort, leur goût pour la douleur, leur mépris pour le corps, n’ont pu que plaire à un christianisme initié par Paul de Tarse (saint Paul pour ses fans). Saint Augustin a synthétisé la pensée chrétienne dans La Cité de Dieu. Et, bien plus tard, Descartes, un autre dualiste, allait être proclamé le philosophe majeur du XVIIe siècle et le philosophe français par excellence.
Il va sans dire que cette tradition qui court de Platon à Descartes n’est pas celle à laquelle adhère Onfray. En trois temps, en trois ans, celui-ci a tenté de redonner tout leur poids à nombre de philosophes majeurs dont le malheur historique consiste à avoir finalement appartenu à la tradition des perdants.
Contre Platon : Épicure, Aristippe, Diogène
Première année : Onfray réhabilite les philosophes alternatifs au platonisme. Il commence par les mal-nommés « pré-socratiques » ; car pourquoi parle-t-on de philosophes pré-socratiques ? Ont-ils vécu avant Socrate ? N’étaient-ils pas encore de vrais philosophes, la philosophie ne naissant véritablement qu’avec Socrate ? Onfray réfute ces fallacieuses raisons : le pré-socratique Démocrite est ainsi contemporain de Socrate et survit même à ce dernier ; quant à sa qualité de vrai philosophe, elle est indéniable. Seulement, il initie un courant matérialiste qui ne peut qu’attirer les foudres des spiritualistes et autres idéalistes. Onfray nous rappelle ainsi ce que Diogène Laërce nous avait déjà appris et ce dont Spinoza se souviendra dans une lettre : Platon eut le projet fou de brûler toutes les œuvres de Démocrite, y renonçant finalement en considérant l’ampleur de la tâche, le philosophe abdéritain ayant beaucoup écrit. Le christianisme gardera d’ailleurs ce goût prononcé pour les autodafés. Ainsi, aura-t-on fait commencer l’histoire de la philosophie avec Socrate, comme notre ère avec Jésus. Double imposture selon Onfray.
Figure alternative majeure au platonisme : Aristippe de Cyrène. Celui-ci est surtout connu pour avoir fait du « plaisir en mouvement » son souverain bien. Platon écrit un dialogue entier consacré à la question du plaisir, le Philèbe ; Aristippe y est implicitement présent partout, il est l’ennemi à abattre. Or, son nom n’apparaît nulle part, pas une fois. Platon, dans ce dialogue, caricature son adversaire et entame son ensevelissement historique en oubliant systématiquement de le nommer. Onfray parle de « passage à tabac » pour désigner la « noble » attitude de Platon envers Aristippe. Diogène de Sinope, le cynique, est une autre alternative forte au platonisme. Philosophe trop souvent sous-estimé dont il ne nous reste que quelques anecdotes, mais des anecdotes particulièrement signifiantes : Diogène qui se masturbe sur la place publique, qui déambule dans sa ville en plein jour avec une lanterne en criant qu’il cherche un homme – l’idée d’homme de Platon –, qui, face au grand Alexandre lui demandant ce qu’il peut faire pour lui, lui répond (dans une traduction sans doute bien policée) : « ôte-toi de mon soleil ! » ; toutes ces anecdotes illustrent une philosophie, c’est-à-dire une vie, affranchie des conventions sociales, une vie qui prend la nature et les animaux en exemples, une vie qui est en quête de la vraie vertu. Selon Onfray, le Socrate réel, dé-platonisé, était sans doute une figure assez proche de Diogène et d’Aristippe.
Mais la figure majeure de la philosophie alternative que nous propose Michel Onfray, c’est bien sûr Épicure. D’ailleurs, il le dit lui-même, toute sa contre-histoire de la philosophie peut être identifiée à l’histoire de l’épicurisme, l’histoire du devenir d’Épicure. Épicure, pour lequel, dans la lignée de Démocrite, tout est atomes et vide, pour lequel les dieux, tout matériels, ne s’occupent aucunement des hommes, et qui fait du plaisir le souverain bien ; mais qui n’est pas la caricature que le christianisme en fera, qui fustigera sa débauche, son immoralité, sa perversité. Épicure était en réalité un ascète, qui définissait le plaisir et l’ataraxie par la seule absence de douleur. Onfray explique cette tiédeur par la physiologie même du sage ; Épicure avait, en effet, une santé fragile et il ne pouvait pas se permettre les orgies dont on l’a accusé ; le bonheur qu’il a prôné, c’était celui qui convenait à sa petite santé. On n’imagine pas Épicure se délectant de plats en sauce et de bons vins ; petit pot de fromage et eau : tel était le « festin » épicurien. Etre fidèle à Épicure, ce n’est pas être aussi tiède que lui, ce n’est pas être fidèle à sa physiologie ; c’est être fidèle à cette idée : tout plaisir est bon, du moment qu’il n’est pas gros de souffrances à venir, du moment qu’il n’entrave pas notre liberté, notre maîtrise de nous-mêmes. A chacun de fixer ses propres limites. L’épicurisme se fera d’ailleurs moins austère, plus festif, avec les campaniens romains, Catulle, Tibulle et Properce, ou encore Horace. A Épicure, nous devons aussi l’idée de contrat (Rousseau n’a rien inventé), ou encore un certain féminisme (le Jardin était ouvert à tous et à toutes). On pressent la beauté qui aurait caractérisé une civilisation ayant eu pour inspirateur Épicure, et non pas Platon – et le christianisme qui s’en est nourri.
Autres figures marquantes à réhabiliter : les philosophes sophistes (qui ne se résument pas, là encore, à la caricature qu’en a fait Platon), Philodème de Gadara, Diogène d’Oenanda et le divin Lucrèce.
Un christianisme épicurien et une figure cardinale : Montaigne
La deuxième année de l’Université populaire s’est ouverte sur une thèse assez peu courante, même si elle paraît, pour qui s’est un peu frotté au problème, certes pas évidente, mais fort plausible : Jésus n’a pas existé historiquement, il n’est qu’un « personnage conceptuel » (pour reprendre une expression de Gilles Deleuze). Les Évangiles sont en effet truffés de contradictions et d’invraisemblances, ils empruntent à des traditions qui leur préexistaient, sont rédigés très tardivement, au moins 50 ans après les soi-disant événements qu’ils relatent, ils s’enrichissent progressivement au gré des besoins de la conversion dans telle ou telle région ; par exemple, la mention de la Vierge est très tardive et coïncide avec le besoin de convertir des Romains très portés sur les Vierges dans leur mythologie ; bref, les Évangiles se révèlent un bel ouvrage de propagande. Onfray nous parle de Paul de Tarse le névrosé, qui va bientôt contaminer le monde entier de sa névrose, il nous dit le rôle déterminant de l’empereur Constantin, au IVe siècle, dans la vie et le développement du christianisme, puisqu’il en fait une religion d’État, oppressive comme il se doit, mettant en place ce que l'historien chrétien Henri-Irénée Marrou nommera un « État totalitaire ».
Quoi que l’on pense de la philosophie de Michel Onfray elle-même, il faut être reconnaissant à ce dernier de s’être lancé, à travers l’Université populaire de Caen, dans une entreprise de dépoussiérage historique, de réhabilitation de tout un pan de notre culture, trop longtemps enfoui ou, du moins, laissé dans l’ombre. Dans l’ombre précisément de la tradition dominante. Celle qu’on enseigne généralement, qui va de soi, et qu’on n’interroge plus. Onfray pose la bonne question : qui écrit la philosophie officielle, celle qui triomphe dans les manuels scolaires, dans les cours de terminale et même à l’Université ? Et d’abord, quelle est cette philosophie dominante ?
La réponse d’Onfray tient en peu de mots : la philosophie des vainqueurs, c’est la philosophie idéaliste, issue du platonisme, entretenue par le christianisme et relayée encore par l’idéalisme allemand au XIXe siècle. Et ce sont les tenants de cette philosophie qui ont écrit l’histoire. Platon a ainsi été posé comme la grande figure de l’Antiquité, ou Socrate, mais un Socrate platonisé, probablement très loin du Socrate réel. Platon, lui-même formé par la pensée de Pythagore et la philosophie orientale, a nourri conceptuellement le christianisme naissant, le dualisme entre un corps matériel et une âme immatérielle, le premier porteur de tous les maux, la seconde divine. Aristote a été recyclé par la scolastique, les stoïciens et leur culte de l’effort, leur goût pour la douleur, leur mépris pour le corps, n’ont pu que plaire à un christianisme initié par Paul de Tarse (saint Paul pour ses fans). Saint Augustin a synthétisé la pensée chrétienne dans La Cité de Dieu. Et, bien plus tard, Descartes, un autre dualiste, allait être proclamé le philosophe majeur du XVIIe siècle et le philosophe français par excellence.
Il va sans dire que cette tradition qui court de Platon à Descartes n’est pas celle à laquelle adhère Onfray. En trois temps, en trois ans, celui-ci a tenté de redonner tout leur poids à nombre de philosophes majeurs dont le malheur historique consiste à avoir finalement appartenu à la tradition des perdants.
Contre Platon : Épicure, Aristippe, Diogène
Première année : Onfray réhabilite les philosophes alternatifs au platonisme. Il commence par les mal-nommés « pré-socratiques » ; car pourquoi parle-t-on de philosophes pré-socratiques ? Ont-ils vécu avant Socrate ? N’étaient-ils pas encore de vrais philosophes, la philosophie ne naissant véritablement qu’avec Socrate ? Onfray réfute ces fallacieuses raisons : le pré-socratique Démocrite est ainsi contemporain de Socrate et survit même à ce dernier ; quant à sa qualité de vrai philosophe, elle est indéniable. Seulement, il initie un courant matérialiste qui ne peut qu’attirer les foudres des spiritualistes et autres idéalistes. Onfray nous rappelle ainsi ce que Diogène Laërce nous avait déjà appris et ce dont Spinoza se souviendra dans une lettre : Platon eut le projet fou de brûler toutes les œuvres de Démocrite, y renonçant finalement en considérant l’ampleur de la tâche, le philosophe abdéritain ayant beaucoup écrit. Le christianisme gardera d’ailleurs ce goût prononcé pour les autodafés. Ainsi, aura-t-on fait commencer l’histoire de la philosophie avec Socrate, comme notre ère avec Jésus. Double imposture selon Onfray.
Figure alternative majeure au platonisme : Aristippe de Cyrène. Celui-ci est surtout connu pour avoir fait du « plaisir en mouvement » son souverain bien. Platon écrit un dialogue entier consacré à la question du plaisir, le Philèbe ; Aristippe y est implicitement présent partout, il est l’ennemi à abattre. Or, son nom n’apparaît nulle part, pas une fois. Platon, dans ce dialogue, caricature son adversaire et entame son ensevelissement historique en oubliant systématiquement de le nommer. Onfray parle de « passage à tabac » pour désigner la « noble » attitude de Platon envers Aristippe. Diogène de Sinope, le cynique, est une autre alternative forte au platonisme. Philosophe trop souvent sous-estimé dont il ne nous reste que quelques anecdotes, mais des anecdotes particulièrement signifiantes : Diogène qui se masturbe sur la place publique, qui déambule dans sa ville en plein jour avec une lanterne en criant qu’il cherche un homme – l’idée d’homme de Platon –, qui, face au grand Alexandre lui demandant ce qu’il peut faire pour lui, lui répond (dans une traduction sans doute bien policée) : « ôte-toi de mon soleil ! » ; toutes ces anecdotes illustrent une philosophie, c’est-à-dire une vie, affranchie des conventions sociales, une vie qui prend la nature et les animaux en exemples, une vie qui est en quête de la vraie vertu. Selon Onfray, le Socrate réel, dé-platonisé, était sans doute une figure assez proche de Diogène et d’Aristippe.
Mais la figure majeure de la philosophie alternative que nous propose Michel Onfray, c’est bien sûr Épicure. D’ailleurs, il le dit lui-même, toute sa contre-histoire de la philosophie peut être identifiée à l’histoire de l’épicurisme, l’histoire du devenir d’Épicure. Épicure, pour lequel, dans la lignée de Démocrite, tout est atomes et vide, pour lequel les dieux, tout matériels, ne s’occupent aucunement des hommes, et qui fait du plaisir le souverain bien ; mais qui n’est pas la caricature que le christianisme en fera, qui fustigera sa débauche, son immoralité, sa perversité. Épicure était en réalité un ascète, qui définissait le plaisir et l’ataraxie par la seule absence de douleur. Onfray explique cette tiédeur par la physiologie même du sage ; Épicure avait, en effet, une santé fragile et il ne pouvait pas se permettre les orgies dont on l’a accusé ; le bonheur qu’il a prôné, c’était celui qui convenait à sa petite santé. On n’imagine pas Épicure se délectant de plats en sauce et de bons vins ; petit pot de fromage et eau : tel était le « festin » épicurien. Etre fidèle à Épicure, ce n’est pas être aussi tiède que lui, ce n’est pas être fidèle à sa physiologie ; c’est être fidèle à cette idée : tout plaisir est bon, du moment qu’il n’est pas gros de souffrances à venir, du moment qu’il n’entrave pas notre liberté, notre maîtrise de nous-mêmes. A chacun de fixer ses propres limites. L’épicurisme se fera d’ailleurs moins austère, plus festif, avec les campaniens romains, Catulle, Tibulle et Properce, ou encore Horace. A Épicure, nous devons aussi l’idée de contrat (Rousseau n’a rien inventé), ou encore un certain féminisme (le Jardin était ouvert à tous et à toutes). On pressent la beauté qui aurait caractérisé une civilisation ayant eu pour inspirateur Épicure, et non pas Platon – et le christianisme qui s’en est nourri.
Autres figures marquantes à réhabiliter : les philosophes sophistes (qui ne se résument pas, là encore, à la caricature qu’en a fait Platon), Philodème de Gadara, Diogène d’Oenanda et le divin Lucrèce.
Un christianisme épicurien et une figure cardinale : Montaigne
La deuxième année de l’Université populaire s’est ouverte sur une thèse assez peu courante, même si elle paraît, pour qui s’est un peu frotté au problème, certes pas évidente, mais fort plausible : Jésus n’a pas existé historiquement, il n’est qu’un « personnage conceptuel » (pour reprendre une expression de Gilles Deleuze). Les Évangiles sont en effet truffés de contradictions et d’invraisemblances, ils empruntent à des traditions qui leur préexistaient, sont rédigés très tardivement, au moins 50 ans après les soi-disant événements qu’ils relatent, ils s’enrichissent progressivement au gré des besoins de la conversion dans telle ou telle région ; par exemple, la mention de la Vierge est très tardive et coïncide avec le besoin de convertir des Romains très portés sur les Vierges dans leur mythologie ; bref, les Évangiles se révèlent un bel ouvrage de propagande. Onfray nous parle de Paul de Tarse le névrosé, qui va bientôt contaminer le monde entier de sa névrose, il nous dit le rôle déterminant de l’empereur Constantin, au IVe siècle, dans la vie et le développement du christianisme, puisqu’il en fait une religion d’État, oppressive comme il se doit, mettant en place ce que l'historien chrétien Henri-Irénée Marrou nommera un « État totalitaire ».
En marge d’un christianisme de plus en plus féroce, Onfray nous entretient de pensées, prises à l’intérieur du christianisme (auquel il n’est plus possible d’échapper), mais néanmoins discordantes : les gnostiques, ainsi que les Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Jusqu’à l’arrivée de Lorenzo Valla, qui, le premier, rend possible l’association du christianisme et de l’épicurisme ; le terme de christianisme épicurien commence à prendre sens. Puis vint Érasme, dont l’œuvre ne se résume pas à l’Éloge de la folie. Et, influencé par ce dernier, Montaigne, dont Onfray qualifie la philosophie d’épicurisme chrétien (la dose d’épicurisme ayant augmenté par rapport au christianisme épicurien de Valla et Érasme). Après Épicure, la première année, Montaigne est la deuxième grande figure sur laquelle Onfray s’attarde pour cette deuxième année de l’Université populaire.
Figure délaissée par les philosophes, qui y voient trop de littérature, et figure à peine moins délaissée par les littéraires, qui y trouvent un peu trop de philosophie. Les Essais constituent pourtant l’une des œuvres majeures de notre civilisation. Onfray voit d’ailleurs dans Montaigne l’un des plus grands génies de la culture universelle, au même titre qu’un Spinoza. Montaigne est catholique, certes, et cela est même indiscutable ; Onfray refuse d’y voir un athée qui se cache. Néanmoins, la religion s’y trouve souvent réduite à une simple coutume, de fait, à laquelle on doit rester attaché comme à une pièce de l’ordre social, en un temps où, il faut s’en souvenir, les guerres de religion mettent la France à feu et à sang. Si Montaigne reste un conservateur, tant sur le plan politique que sur le plan religieux, il fait montre d’une liberté de pensée totale. Conscient de sa faiblesse, il revendique néanmoins son autonomie. Et si Montaigne est un croyant sincère, il n’en est pas moins un curieux croyant : en effet, nulle préoccupation, chez lui, pour une âme immatérielle, nul mépris pour le corps, nulle grande place pour Dieu dans sa philosophie et aucune, pour ainsi dire, pour Jésus ; en lieu et place, il se nourrit des Anciens, qu’ils soient stoïciens, sceptiques ou épicuriens, et veut suivre la Nature. Il réhabilite clairement les voluptés naturelles et corporelles, et fait de notre vie ici-bas notre but, qui doit se muer en « notre grand et glorieux chef-d’œuvre ». Des bribes de pensée féministe s’y trouvent aussi, au milieu d’un vieux fond misogyne ; Marie de Gournay, sa « fille d’alliance », ira plus loin sur cette voie. C’est d’ailleurs elle qui hérite de la bibliothèque de Montaigne (qui avait lui-même hérité de celle d’un autre penseur majeur, son ami La Boétie) et qui transmettra elle-même sa bibliothèque à une figure importante du siècle suivant : La Mothe Le Vayer. Marie de Gournay est une figure cardinale de la philosophie française, elle aussi sous-estimée.
L’autre Grand Siècle : Charron, Gassendi, Spinoza
La troisième année de l’Université populaire a voulu mettre au jour un autre Grand Siècle (qui ne se résume pas à ce qu’on en lit dans le Lagarde et Michard), et a traité des libertins baroques. Ces derniers sont encore tous des chrétiens, mais ils sont aussi des épicuriens. Le libertin est défini par Onfray comme celui qui effectue un travail dialectique qui rend possible la philosophie des Lumières. Assez arbitrairement, il le concède lui-même, il propose comme date de naissance au libertinage 1592, année de la mort de Montaigne, et comme date de fin 1677, année de la mort de Spinoza. Un libertin, c’est d’abord quelqu’un qui lit et commente les Essais de Montaigne ; tout ce courant de pensée s’y nourrit. Il utilise aussi le scepticisme de Pyrrhon et Sextus Empiricus, pense en regard de la découverte du Nouveau Monde en 1492, médite sur les récits de voyages, prend conscience de la diversité des manières de penser, s’aperçoit que le monothéisme n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité, découvre le relativisme et le perspectivisme, rejette tout argument d’autorité, revendique un usage de la raison, pratique souvent lui-même la science ; il ré-active par ailleurs les sagesses antiques, et, pour la première fois depuis l’arrivée de Constantin au pouvoir, propose une morale immanente, qui ne repose pas sur Dieu.
Première très grande figure de cette période : Pierre Charron, qui, avec son très grand livre De la sagesse, n’est pas le simple compilateur de Montaigne qu’on en a souvent fait ; Onfray va jusqu’à dire qu’il invente presque la laïcité. La Mothe Le Vayer est l’interlocuteur de Pascal, il est l’un de ces libertins emblématiques, qui sont aussi des joueurs, auxquels le génial janséniste s’adresse lorsqu’il use d’un vocabulaire ayant trait au jeu, comme dans son fameux pari sur l’existence de Dieu. Gassendi est, selon Onfray, la troisième figure majeure de sa contre-histoire de la philosophie, après Épicure et Montaigne. Ce philosophe, au moins aussi important que Descartes, aura pourtant été balayé par ce dernier de la glorieuse histoire de la philosophie, dans un affrontement resté célèbre, et dans lequel le prêtre voluptueux aura manqué d’élégance et d’intelligence. Dommage, car sa philosophie était sans doute beaucoup plus intéressante, d’un point de vue matérialiste, et aurait pu initier un changement de cap de la philosophie dominante. Au lieu de cela, c’est Descartes qui est devenu la figure cardinale de tout le XVIIe siècle. Autres philosophes à retenir : Saint-Évremond, Cyrano de Bergerac, et le déjà reconnu Hobbes, inventeur d’une politique libertine et laïque.
Spinoza parachève cette période. Il intègre tout le travail effectué par les libertins, mais avec une puissance conceptuelle supérieure. Philosophe encore marqué par certains aspects de la scolastique, comme en témoignent à la fois son vocabulaire et sa méthode more geometrico, il est néanmoins porteur d’une pensée révolutionnaire. Dieu y est confondu avec la Nature, l’immanence y est proclamée, il n’y a plus de différence de nature entre l’âme et le corps, la liberté, mère de la responsabilité et de la culpabilité, se mue en un strict déterminisme, le bien et le mal deviennent le bon et le mauvais, notions relatives en complète rupture avec les concepts religieux, le corps est pour la première fois interrogé sur ses capacités : Que peut un corps ?, demande le polisseur de verre d’Amsterdam. La raison n’a plus ses limites, comme chez Descartes notamment, qui touchaient à la religion de sa nourrice et de son royaume ; la raison est maintenant partout chez elle.
Onfray fait, à juste titre, remarquer que tous ces personnages (y compris Spinoza), représentants du courant libertin baroque, ont été purement et simplement oubliés par Voltaire, lorsque celui-ci écrivit, un siècle plus tard, une monumentale histoire de ce qu’il nomma le Grand Siècle, dans Le Siècle de Louis XIV. Voltaire qualifia le XVIIe siècle de « grand », certes, pour sa diplomatie, ses grands travaux, ses beaux arts, mais aussi en ce qu’il fut un siècle monarchiste et catholique, Voltaire s’accommodant très bien de la monarchie et du catholicisme. Ce qui fait dire à Onfray, qui n’est pas tendre avec Voltaire, que celui-ci ne fut pas un précurseur des Lumières. Voltaire voulait tout bêtement, d’après Onfray, rendre le XVIIe siècle et Louis XIV grands pour faire paraître, en comparaison, le XVIIIe siècle et Louis XV petits, Louis XV n’ayant pas été très sympathique avec lui. D’ailleurs, Michel Onfray n’est pas tendre avec l’ensemble des philosophes qu’on qualifie d’ordinaire « des Lumières », pâles figures selon lui, avec, outre Voltaire, principalement Rousseau et Diderot. Onfray leur préfère ceux qu’il nomme les « ultras » des Lumières : La Mettrie, Helvétius, D’Holbach, Sade. Et le premier athée de cette histoire philosophique, ou, du moins, le premier qui se déclare clairement tel : l’abbé Meslier. Mais ceci est une autre histoire ; celle de la quatrième année de l’Université populaire de Caen.
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4 commentaires:
Bon il va me falloir du temps pour bien comprendre tou ca!!
Je suis allée sur le site de france culture et j'ai écouté la conférence du phisophe onfray, mais j'avoue que j'ai pas tout pigé...Je trouve que c'est assez poussé, moi je dois commencer par tout début!!!
Dans ton site tu parle beaucoup de musique et de films, et le reste?
Salut épi-curienne,
Ce que j'ai écrit n'est peut-être pas évident à comprendre, d'autant que je synthétise ce qui a été développé par Onfray sur toute une année de cours. Ces cours sont diffusés depuis 3 ans tous les mois d'août sur France Culture (de 19 à 20h). La conférence que tu as écoutée était sans doute la dernière. Mais en dessous, il y a plein de liens, qui renvoient aux autres conférences de l'an passé. Il doit y en avoir une bonne vingtaine.
Et sur le contenu du blog, tu sais, il n'est pas ouvert depuis bien longtemps ; je ne sais pas à quoi il ressemblera plus tard, de quoi il parlera, à part de musique et de films et de philosophie... On verra. Je me laisse porter... par le vent.
Merci pour ce magistral résumé.
La quatriéme année me manque.
Je vais utiliser votre lien vers Michel Onfray.
Je suis venu sur votre blog par l'article consacré à la disparition de Revel.
Bonne 4e année donc
Merci à vous, Francis, d'être passé par ici. J'imagine que les cours de la 4e année seront diffusés, comme ceux des années précédentes, au mois d'août sur France Culture, de 19h à 20h.
A bientôt.
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