25 janvier 2007

Le journaliste Laurent Bazin contraint de fermer son blog

Mercredi 24 janvier 2007, Laurent Bazin, journaliste à i>TELE, a annoncé qu'il fermait son blog. Ouvert il y a seulement trois mois, celui-ci avait pour ambition d'être un lieu de liberté de parole et d'échange avec les internautes. Cette belle entreprise s'est avérée "impossible" à poursuivre, sans risquer de mettre en péril la carrière du journaliste. Laurent Bazin doit, pour sa tranquillité, rentrer dans le rang. Un micro-événement pour le moins inquiétant.

Dans une note intitulée "Voilà, c'est (déjà) fini", Laurent Bazin explique à ses lecteurs les raisons de la fermeture précipitée de son blog, le pourquoi de cette capitulation : "Il m'est en effet impossible de continuer l'exercice de transparence que je m'étais imposé le 16 novembre dernier en entamant ce dialogue avec vous. Je réalise aujourd'hui, sans doute trop tard, qu'en vérité on ne peut pas "tout publier". Formidable naïveté de ma part, presqu'inquiétante diront certains après vingt ans de métier." Naïveté... Formidable... Inquiétante... Après vingt ans de métier... Il y a quelque chose d'assez bouleversant dans ces mots. Dans la croyance qu'avait conservée, malgré une expérience déjà longue, ce journaliste intègre en la noblesse de son métier, un métier - voire une mission - qui prétend (dans l'idéal) "porter le fer dans la plaie", chercher le vrai et le dire, malgré les risques et les pressions, passant outre tous les inconforts. Laurent Bazin croyait, via son blog, pouvoir demeurer un saint homme de l'information ; il a dû se résoudre, au final, après trois mois d'aventure, à reconnaître qu'il était avant tout un salarié. Qui ne fait pas absolument ce qu'il veut. Qui n'est pas en mission. Mais qui bosse, pour un boss, qui fixe les règles, et qui a ses intérêts propres, auxquels doit se plier le petit soldat de l'information s'il veut rester en place. Le ventre commande, et les beaux idéaux s'y plient. On le comprend.

On ne peut donc pas "tout publier". On le savait déjà, c'est vrai. Mais qu'a bien pu révéler notre ex-journaliste-blogueur pour subir les pressions qui l'auront fait capituler aussi vite ? Des secrets d'Etat ? Les frasques extra-conjugales de nos candidats à la présidence ? Même pas. Laurent Bazin écarte ces pistes d'une phrase sèche : "Nicolas, Segolène et les autres n'y sont pour rien." Alors quoi ? En fait, le journaliste s'est heurté à... ses propres confrères : "Ce sont mes confrères qui ont le plus souffert." Il en a ainsi "blessé" certains, "exaspéré" d'autres, a enfin "déclenché la colère" des derniers. Le parti-pris de la transparence ne leur était manifestement pas bien familier... Autant d'inimitiés suscitées par une entreprise somme toute assez saine, cela a de quoi refroidir quelque peu les ardeurs des plus enthousiastes.

Mais que devient l'idéal du journaliste ? Peut-on le jeter si facilement aux orties ? "Mais je suis un salarié, nous répond Bazin, mon entreprise a des actionnaires et des intérêts et - sauf à vouloir jouer les chevaliers blancs - je ne peux continuer à mener parallèlement ces deux vies éditoriales." Une déclaration qui a le mérite de la franchise. Alors qu'en novembre dernier, Loïc Le Meur prophétisait la fin du "off" pour les politiques, la déconvenue de Laurent Bazin - qui s'était fait une spécialité sur son blog de trahir les "off" -, indique clairement que la transparence pour les journalistes n'est pas encore d'actualité. C'est que tout le monde se tient : "On est toujours en connivence avec quelqu'un... On se retient toujours de livrer une information dont on ne se priverait pas si il s'agissait d'un inconnu. Tant que l'on est salarié, que l'on travaille avec une équipe, toute vérité n'est pas bonne à dire. C'est comme ça." La transparence n'était qu'un rêve (ou un cauchemar). Les relations humaines élémentaires s'y opposent. Tension sans résolution simple entre l'humain et l'exigence du vrai.

Et Laurent Bazin de saluer ses lecteurs, un peu orphelins de sa liberté ce mercredi matin : "Merci à tous ceux qui avaient trouvé ici un espace de discussion. J'ai aimé votre liberté de ton, j'ai été surpris aussi par la violence de vos mises en cause. Vous pouvez vous payer ce luxe. Moi pas. En tout cas pas sous cette forme là." Luxe. Qu'on peut se payer ou pas. La vérité, espérons-le, saura emprunter d'autres chemins...

Audace, insolence... inconscience ?

Je ne peux m'empêcher de mettre en rapport le billet de clôture du blog de Laurent Bazin avec cet autre billet, très osé, qu'il avait écrit le 7 décembre 2006, intitulé "Ne tirez pas sur le lampiste...". Peut-être se heurtait-il là aux limites qu'un journaliste ne doit pas dépasser. Il s'en prenait alors, sans ambages, à la fois à ses confrères journalistes et aux hommes politiques : "Je crois profondément que les politiques ne se sauveront pas en accusant artificiellement les journalistes de ne rien comprendre aux vraies aspirations du pays et que les journalistes n'iront pas bien loin non plus s'ils se contentent de servir la soupe aux candidats et changer de cheval au gré du vent. Je crois qu'on ne respecte pas ceux qui vous sont acquis. Et que rentrer dans ce jeu, c'est se condamner à n'être plus respectable. Je crois aussi que c'est aux politiques d'agir et qu'ils ne peuvent pas continuer à accuser les journalistes de ne rien comprendre sous pretexte que la colère des électeurs gronde." Remontrance pour le moins vigoureuse... Les politiques ont, en effet, parfois la fâcheuse tendance - qu'ils partagent d'ailleurs avec les blogueurs - de taper sur les journalistes, car c'est à la mode, c'est plutôt "tendance". Ça peut sans doute rapporter quelques suffrages de plus. Mais les journalistes sont aussi un peu responsables de ce mauvais traitement qui leur est fait : s'ils ne font que "servir la soupe aux candidats" ? S'ils ne font que "changer de cheval au gré du vent" ? "Rentrer dans ce jeu, c'est se condamner à n'être plus respectable." Sentence terrible de Bazin. Mais tellement lucide. Pour ne plus servir de défouloirs aux politiques - et aux blogueurs et autres "journalistes citoyens" -, les journalistes de métier devraient sans doute avoir le courage dont a fait montre Laurent Bazin durant trois mois sur son blog, en osant parler vrai. La fin de son entreprise, hier, n'a pas de quoi rendre optimiste pour l'avenir de la presse...

Toute cette note du 7 décembre 2006 mériterait d'être citée, pour sa liberté de ton et sa clairvoyance : "Je lis vos commentaires et je suis frappé de voir combien la critique des médias est devenue courante, quotidienne, le mépris parfois systématique. [...] A mon niveau, je n'ignore évidemment pas les petites - et parfois les grandes - compromissions de certains. La complicité passée ou présente qui unit les uns ou les autres. Les petits arrangements ou les grandes réconciliations qui ont rythmé l'histoire agitée du couple Politiques/journalistes et Politiques/Industriels."

Et voici alors parti notre kamikaze de l'information dans une critique acérée de Nicolas Sarkozy et de Paris-Match, pointant du doigt le récent retournement de l'hebdomadaire, qui, un an après avoir froissé le Premier Flic de France en publiant une photo de sa femme au bras de son amant, nous offrait un numéro à sa gloire qui est resté dans toutes les mémoires, évoquant "un destin en marche". "Faut-il y voir le résultat d'un marchandage ? D'un changement de ligne éditoriale ? Une contrepartie ou une façon de s'excuser d'avoir été trop loin ?", s'interroge Bazin. "Une seule certitude : entre la Une sur Cécilia et la Une sur Nicolas, le directeur de la Rédaction de Match, Alain Genestar, a été remercié par son actionnaire. Nicolas Sarkozy a été tellement furieux de voir cette photo en couverture d'un journal du groupe Lagardère que pendant des semaines, il n'a plus pris au téléphone ni son propriétaire, Arnaud, ni Jean-Pierre Elkabach (patron d'Europe1, de Public Sénat et administrateur du groupe sus-nommé) dont il est si proche. Une brouille ostensible. Presque un début de guerre..." Et de dresser le portrait assez effrayant de "celui que le tout Paris considère comme "l'homme qui a une chance sur deux de devenir président de la République". Un homme à craindre et qui sait en imposer aux rédactions comme à ses collègues ministres." Sans oublier de taper sur les confrères, en dénonçant leur incorrigible lâcheté : "Et cette Une est sans doute un exemple frappant de cette pusillanimité qui reste le fort de certains journalistes et patrons de presse. Toujours avec les loups, gorge offerte. Les premiers à agiter les dagues lorsque le vieux lion faiblit." Pas vraiment adepte de la langue de bois, ce Bazin... On comprend aisément que ses envolées blogosphériques n'aient pas plu à tout le monde.

Segolène Royal en prend également pour son grade, ainsi que la "poignée de journalistes admiratifs (et -tives)" qu'elle a su "très habilement fidéliser autour d'elle", et qui ont offert, selon Bazin, le spectacle de remarquables "palinodies" (ou retournement de veste), dictées par le seul mouvement apparent du vent...

Bazin comprend ainsi fort bien le coup de gueule du candidat de l'UDF contre une certaine collusion politico-médiatique : "Je ne peux pas dire que Francois Bayrou se trompe lorsqu'il dénonce avec Jean-Francois Kahn la "bullocratie"." Mais, pour autant, il met en garde contre la tentation que l'on peut avoir, au regard de cette "bullocratie", de discréditer les journalistes : "Parce que je déteste autant qu'eux ces petits arrangements et que je n'ai pas le sentiment d'en être complice, je suis ulcéré de voir que ce thème des journalistes "loin de tout, pervertis par le système", est en train de devenir une autre forme de pensée unique." Protestation légitime, lorsque l'on n'est pas soi-même complice de ces petits arrangements entre amis. Il faudrait sans doute davantage de journalistes aussi peu complices pour que cette nouvelle pensée unique ne puisse prendre racine et se développer. Mais Bazin a jeté l'éponge hier matin. Blog fermé. Espace de liberté abandonné. Ce n'est pas là le signe le plus encourageant qu'il pouvait nous offrir, à nous, qui souhaiterions un quatrième pouvoir digne de ce nom. De quoi, à l'inverse, légitimer encore un peu plus le cinquième pouvoir, que j'évoquais hier à travers Thierry Crouzet.

24 janvier 2007

Thierry Crouzet au Divan

Mardi 23 janvier, de 19h à 21h, Thierry Crouzet était à la librairie Le Divan, à Paris (15e), pour présenter et dédicacer son nouvel ouvrage : Le Cinquième Pouvoir - Comment Internet bouleverse la politique. Thierry Crouzet est l'une des figures marquantes de la blogosphère française. Il s'est fait largement connaître début 2006 avec son précédent livre, Le Peuple des connecteurs, et tient un blog qui porte le même nom. Pas de rupture, en effet, pour lui, entre le papier et le Web : son site lui sert à fabriquer son livre, grâce aux interventions des internautes, et il le prolonge ensuite, dans la conversation caractéristique du Web 2.0.

Thierry Crouzet pourrait être tenu pour une sorte d'utopiste du Net (même s'il se range plutôt parmi les "expérimentateurs") : il est, en effet, convaincu que le Web va changer profondément le mode de fonctionnement de notre société, en particulier sur le plan politique, et, pourquoi pas, révolutionner le monde. Selon lui, les problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui sont d'une telle complexité qu'il est inconcevable que des hommes politiques soient en mesure de les comprendre et d'y trouver les solutions adéquates. Il serait devenu impossible de prévoir les conséquences de nos décisions politiques. C'est ainsi qu'à l'époque de la crise du CPE, il stigmatisait à la fois les promoteurs du projet et ses détracteurs (qui descendaient dans la rue), car ni les uns ni les autres ne pouvaient prétendre anticiper ce que cette mesure allait donner comme résultats.

Crouzet est libéral, très libéral, dans un sens qu'aucun de nos politiques ne saurait représenter aujourd'hui. L'Etat est, selon lui, impuissant à relever l'essentiel des défis qui se présentent à nous. C'est l'intelligence collective qui, seule, pourra les affronter avec succès. Un travail collaboratif, qui a pour modèle ce qui se passe sur Internet - réseau vertueux sans aucun chef -, et qui réclame l'engagement de chacun, la reconnaissance de sa responsabilité pleine et entière dans le cours de notre monde.

Crouzet, en quelque sorte, étend au fonctionnement de la société tout entière les préceptes que Dan Gilmor appliquait initialement aux seuls médias d'information : mes lecteurs en savent plus que moi, proclamait le célèbre journaliste de la Silicon Valley en 2004 dans We the Media ; c'est pourquoi j'ai tout intérêt à accepter la conversation avec eux, une collaboration constante avec eux dans mon travail. Fini le temps où le journaliste livrait, de son piédestal, tel un professeur, son article, que ses lecteurs se contentaient de recevoir sans broncher. Fini le mode de la leçon. Aujourd'hui, le journaliste est soumis à la critique permanente de son lectorat, dont il subit, que ça lui plaise ou non, les commentaires. Il doit tirer parti de ce nouveau contexte, et travailler "main dans la main" avec ses lecteurs, profiter de leurs conseils et même de leurs infos. De la même manière, le politique de demain, selon Crouzet, devra prendre acte du fait que les gens de la base sont plus compétents que lui, dans les divers champs d'action qui sont les leurs, et devra savoir tirer parti de ces compétences éparpillées à la base de la société. Le vrai pouvoir devra émaner de la base ; il devra être ascendant, et non plus descendant.

Crouzet, cohérent avec lui-même, assume le fait de ne pas voter. Car voter ne sert à rien. C'est donner un semblant de pouvoir à des gens qui ne savent pas (et ne peuvent pas savoir) ce qu'il faut faire. La politique doit se pratiquer autrement. Ségolène Royal, avec son approche "participative", est sur la bonne voie selon lui, mais ne semble pas décidée à aller suffisamment loin (voir cette interview réalisée lors de la soirée au Divan par Christophe Grébert). Chacun doit participer, en tant que membre du Réseau, à son échelle et dans son aire d'action, à la vie politique. Et la société, à terme, doit même envisager de s'auto-organiser. Thierry Crouzet aime à citer - telle une métaphore - l'exemple de ces quelques villages anglais où les panneaux de signalisation ont été retirés, et où, paraît-il, les automobilistes se responsabilisent et conduisent finalement bien plus prudemment et sûrement qu'ailleurs. Y a-t-il la moindre once de réalisme dans le projet de société de Thierry Crouzet ? A chacun d'en juger. Loïc Le Meur en doutait encore le 22 janvier, dans ce podcast, où le pape de la blogosphère renouait avec ses bonnes habitudes : des podcasts sympas et décontractés, qui avaient fait son charme et son succès, jusqu'à ces derniers temps, avant qu'il ne s'engage politiquement aux côtés de Nicolas Sarkozy, et que sa fraîcheur ne se perde un petit peu... C'est chez Loïc Le Meur que j'avais, pour ma part, découvert Thierry Crouzet, dans un très bon podcast, en mai 2006.

Le pouvoir de la masse, c'est donc le cinquième pouvoir, qui se manifeste aujourd'hui sur Internet et les blogs, et qui constitue le vrai contre-pouvoir - le quatrième, celui de la presse, tendant à l'être de moins en moins, en tout cas trop rarement, soumis à des pouvoirs industriels et financiers qui entravent sa si précieuse liberté.

Pour revenir à la soirée-dédicaces de ce mardi, pas mal de beau monde s'y était donné rendez-vous : Carlo Revelli, fondateur d'AgoraVox, Christophe Ginisty, directeur général de PointBlog, Rachid Nekkaz, candidat à l'élection présidentielle, Quitterie Delmas, porte-parole des Jeunes UDF de Paris, Christophe Grébert, auteur de MonPuteaux.com, sans oublier une petite équipe télé d'Arte.

En voici un aperçu d'environ 20 minutes. Il y est notamment question de la notion de "longue traîne" (the long tail) ; on peut se reporter à cet article de Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, qui a la paternité de cette expression, pour en savoir plus.





20 janvier 2007

Apocalypto : il était une fois la Peur

Porté au rang de quasi chef-d'oeuvre par certains, rabaissé à celui de navet par d'autres, qui s'acharnent manifestement sur son réalisateur controversé, le dernier film de Mel Gibson, Apocalypto, fait l'événement. Il nous ramène dans l'Amérique Centrale du XVIe siècle, au crépuscule de la civilisation maya, peu avant la conquête espagnole.

Une tribu de chasseurs, locataires harmonieux d'une forêt aussi luxuriante que mystérieuse, est victime d'une terrible attaque portée par des guerriers mayas. Après la destruction de leur village et le meurtre d'une partie d'entre eux, les habitants sont faits prisonniers, ligotés par le cou à une longue tige de bois qui les relie tous. Ils partent alors pour un long et périlleux périple à travers la jungle, jusqu'à la cité de pierres de ces Mayas.

Le contraste entre les deux civilisations - celle, paisible, sage et rieuse des chasseurs de la forêt, et celle, grouillante d'agitation, inégalitaire, hyper-religieuse et pleine d'excès, en un mot décadente, des puissants Mayas - est saisissant. L'arrivée des humbles chasseurs enchaînés dans la cité maya débridée est le point culminant du film. Leur longue route de souffrance dans la jungle est comme une Passion pour ces hommes, arrachés à leur village, à leur forêt, à leur élément, ligotés non pas à une Croix, mais à une longue tige qui les étrangle, et tout se finit pour eux comme pour le Christ, sur le Calvaire, la colline du supplice, ici un temple-pyramide, au sommet duquel ils vont être sacrifiés aux dieux et à la liesse populaire.

Des coeurs sous le soleil

C'est sans doute là la scène la plus marquante du film de Gibson. Celle des sacrifices humains, des arrachages de coeurs encore battants. Sous l'oeil du roi et de sa famille, vêtus des parures les plus somptueuses, les prisonniers, un par un, sont portés sur un autel, où un grand prêtre, armé d'un poignard, leur ouvre la poitrine pour en extraire le coeur encore vivant, et l'offrir aux dieux assoiffés de sang. Avant de les décapiter et d'envoyer rouler leurs têtes et leurs corps sur les marches du temple, jusqu'en bas, jusqu'au peuple rassemblé là, qui hurle sa joie et sa reconnaissance.

Le carnage est interrompu par une éclipse solaire, interprétée comme une intervention divine, le signe que les dieux sont satisfaits et repus. Le héros du film - car il y a un héros - est ainsi épargné. Les survivants du cruel rituel servent alors d'objets pour un jeu macabre. On leur ordonne de courir vers un champ de maïs, au-delà duquel se trouve leur forêt. Mais une fois entamée leur course vers la libération, ils servent de cibles aux guerriers mayas, qui les visent de leurs flèches et de leurs lances. Un guerrier est même placé à l'orée du champ pour achever les prisonniers transpercés. Mais le héros parvient, lui, à s'échapper. S'entame alors une course-poursuite mémorable dans la jungle verte.

Une forêt nommée Renaissance

Patte de Jaguar, c'est son nom, court à en perdre haleine, dans le but de retrouver sa jeune femme enceinte et son petit garçon, qui se sont réfugiés au fond d'un puits, pendant l'attaque de leur village. On verse alors bien davantage dans le film d'action que dans la fresque historique et le réalisme le plus strict. Mais qui a prétendu que nous avions affaire à un documentaire ? Nous sommes bel et bien au cinéma. Tandis que la jeune compagne de Patte de Jaguar donne la vie à son second enfant au fond du puits, alors que celui-ci est en train de se remplir dangereusement d'une eau de pluie abondante, son valeureux mari élimine un à un ses terribles poursuivants.

Patte de Jaguar conservera donc, contrairement à ses pauvres compagnons, son coeur bien accroché au fond de sa poitrine, et retrouvera, saine et sauve, sa petite famille. A la fin de cette course-poursuite endiablée, alors qu'un calme trompeur est revenu, on voit débarquer, sur la plage, derrière la forêt, les Européens, sortis de leurs caravelles, et armés pour le moment de leurs seuls crucifix. Après l'extermination du peuple des forêts par les Mayas, on pressent déjà celle des Mayas par les Conquistadores... Patte de Jaguar voit arriver ces hommes blancs, se demande un instant s'il doit aller à leur rencontre, et décide finalement de s'en retourner dans sa forêt, tenter de recommencer sa vie à zéro.

Apocalypto fait indiscutablement partie de ces films qui laissent une empreinte en vous. Qui, sans prétendre au statut de chef-d'oeuvre, peuvent être considérés comme des grands films. Les rares critiques qui parlent de "navet" ont des comptes à régler avec l'homme Gibson, qu'ils détestent, mais ne peuvent pas, honnêtement, qualifier ainsi son film. Tourné dans un cadre majestueux, dans la langue yucatèque, par souci d'authenticité, avec des acteurs tous illustres inconnus, mais néanmoins merveilleux, ce film est habité d'un souffle qui donne au cinéma une grandeur pas si commune.

Le retour du refoulé

L'un des principaux reproches qu'on lui fait, c'est une prétendue complaisance dans la violence, dans l'horreur. Il est vrai que nombre de scènes sont dures, à la limite du soutenable. Il eût été possible de nous les épargner. Mais précisément, n'est-ce pas là l'un des principaux mérites de ce film ? Nous faire subir une violence terrible, à laquelle nous ne sommes plus habitués aujourd'hui, en particulier en Occident, mais qui était le lot commun de nos ancêtres durant des millénaires, une violence qui a fait la vie des hommes partout sur la planète jusqu'à très récemment ? Nous faisons partie, nous l'oublions peut-être, des premières générations qui peuvent envisager de passer leur vie entière sans avoir recours à la violence physique, au meurtre, d'hommes ou d'animaux.

Tuer de ses mains des animaux pour manger a constitué le quotidien des hommes durant des millénaires - comme nous le rappelle la scène de chasse inaugurale du film, assez crue ; ces combats dangereux, ces corps à corps avec nos proies, ce rapport à leur chair, à leur sang, cette nécessité de les mettre à mort, avec un poignard ou une lance, nous avons oublié tout cela, nous nous en sommes débarrassés, laissant ces activités vitales à quelques professionnels pas toujours bien vus ; nous avons déréalisé la violence, elle nous est devenue abstraite, nous avons oublié sa nécessité, nous avons oublié que notre survie passait par le meurtre d'autres créatures, nous, hommes modernes, allant à la chasse dans des supermarchés, confrontés à des plats cuisinés, à des produits, à des marques, à des pubs, à des couleurs, voulant oublier la violence et la mort dans notre assiette.

Même oubli de la violence entre les hommes, de ces guerres permanentes qui ont fait l'histoire depuis toujours. Combats aux armes blanches, où une lame devait pénétrer dans un corps pour le détruire, et pas combats à distance, au pistolet, au canon, ou aux missiles, comme ils le sont depuis si peu de temps. Ce film nous rappelle que la violence est toujours là, qu'on n'y échappe pas, mais qu'on l'a oubliée, au moins dans les coins de ce monde qui peuvent se permettre cet oubli. Et c'est pour cela que ce film peut nous gêner.

Leçons élémentaires

Mais le grand thème d'Apocalypto, c'est la vie et la mort des civilisations. C'est le darwinisme appliqué aux civilisations. Les petits se font manger par les gros. Et ceux qui se croient les plus gros (ici, les Mayas) finissent par trouver encore plus gros qu'eux (les Espagnols). Les civilisations qui paraissent les plus éternelles, les plus hégémoniques, sont, elles aussi, mortelles, et vivent, jusqu'au dernier moment, dans l'inconscience des dangers qui les feront périr. Il n'y a rien à y faire. C'est une loi de la nature.

Et le pressentiment de la fin crée la Peur, l'acteur central d'Apocalypto au final. La Peur contre laquelle il faut résister. La Peur qui est le vrai ennemi. Celui qui entraîne la chute d'une culture, son asservissement et sa perte. Celui, surtout, qui trouble le coeur de l'homme, qui lui fait perdre sa dignité. "Ne te laisse jamais envahir par la Peur, ne la laisse jamais triompher en toi". Telle est la leçon qu'inculque sereinement le père de Patte de Jaguar à son fils, alors même qu'il s'apprête à mourir, exécuté, égorgé par un guerrier maya. Ne pas avoir peur. Demeurer son propre maître. Sagesse des chasseurs de la forêt, sagesse éternelle, que l'on retrouve aussi chez les Grecs. Elle n'empêche pas de disparaître. Mais elle permet de garder intact le coeur de l'Homme.

10 janvier 2007

L'antéchrist s'appelle Prosper !

En 2005 ressortait de l’ombre, après une éclipse de près de cinquante ans, le nom de Prosper Alfaric. C’est à l’initiative du philosophe Michel Onfray que l’on devait alors la réédition, aux éditions Coda, de certains de ses textes critiques sur le christianisme et la figure de Jésus, dans un recueil intitulé Jésus a-t-il existé ?. Sa thèse essentielle décoiffe : Jésus n’aurait jamais existé.


Jésus a-t-il existé ? La question peut paraître saugrenue. Déplacée. Tordue. Douter de la réalité du personnage fondateur de notre civilisation, n’est-ce pas pure folie ? C’est pourtant la question que nous pose Prosper Alfaric, et à laquelle il a répondu, pour sa part, de la manière la plus radicale : non, Jésus n’a pas existé. Son existence se réduit à celle d’un pur mythe.

Mais qui est donc cet étrange Monsieur Alfaric, aux idées si peu convenables ? Né en 1876 dans une famille de paysans de l’Aveyron, il grandit dans la foi catholique, et devient prêtre dès l’âge de vingt-trois ans. Sa carrière au sein de l’Eglise s’annonce des plus prometteuses. Mais voici qu’au contact de la philosophie, sa foi s’effrite. Jusqu’à s’évaporer totalement. Il a alors trente-deux ans. Bientôt, il délaisse ses fonctions sacerdotales, entame des études de philosophie, avec l’aide de quelques sommités – Lévy-Bruhl, Brunschvicg et Delbos –, et, en 1919, obtient la chaire d’histoire des religions de l’université de Strasbourg. En 1933, il publie Le Problème de Jésus et les origines du christianisme, qui lui vaut son excommunication de l’Eglise. Devenu l’un des piliers de l’Union Rationaliste, il ne cessera, jusqu’à sa mort en 1955, dans un dialogue constant avec les catholiques, son travail d’exégèse biblique.

«Un demi siècle plus tard, ses livres ne se trouvent plus, n’ont jamais été réédités, son nom ne dit plus rien à personne, son travail semble n’avoir jamais eu lieu… Enterrement discret d’une œuvre majeure», écrit Michel Onfray dans la préface de Jésus a-t-il existé ?. C’est, en effet, à l’auteur du Traité d’athéologie que nous devons la réédition, en 2005, de ce recueil de textes oubliés. Onfray ne s’étonne d’ailleurs guère du lourd silence qui a fini par ensevelir le nom de Prosper Alfaric : «On ne s’attaque pas impunément aux mythes… on ne reste pas sans punition d’avoir pensé, écrit ou dit que le roi est nu… Démontrer qu’une fiction sert de socle à une culture presque deux fois millénaires, voilà une information trop violente pour qui a été ondoyé physiquement et mentalement depuis le plus jeune âge.»

A la recherche de traces...

Trois textes présentent les arguments de notre sympathique «antéchrist» : «Jésus a-t-il existé ?», «Comment s’est formé le mythe du Christ», et «Le problème de Jésus». Ils datent respectivement de 1932, 1947 et 1954. Erudits, mais écrits dans un style d’une grande clarté, ils nous préviennent d’emblée – très honnêtement –, qu’en cette matière fort épineuse, nous nous mouvons dans le domaine du vraisemblable, et devons renoncer à toute certitude.

D’abord, Alfaric remarque qu’aucun auteur non chrétien du premier siècle, contemporain de celui qui aurait été Jésus, ne l’a cité dans ses écrits. Pas une seule allusion chez des Juifs comme Philon d’Alexandrie ou Juste de Tibériade, pas plus que chez des païens comme Suétone, Sénèque ou Pline l’Ancien. Dans l’œuvre monumentale de l’historien juif Flavius Josèphe, on ne trouve que quelques lignes consacrées au Christ ; et chez le Latin Tacite, on ne relève qu’une très brève allusion. Mais ces passages, soumis à la critique, s’avèrent très probablement apocryphes (rajoutés, au fil du temps, par des copistes chrétiens). Nous ne possédons pas davantage d’acte officiel de Rome, rendant compte du procès de Jésus par Ponce Pilate. Ces silences sont pour le moins perturbants.

Au fond, tout ce que nous savons de Jésus vient des Evangiles. Or, ces textes ont été rédigés longtemps après l’époque qu’ils décrivent, après l’an 70, puisqu’ils font tous référence à la destruction du Temple de Jérusalem qui eut lieu cette année-là. Alfaric situe même leur élaboration dans la première moitié du deuxième siècle. Les narrateurs ne sont donc en rien des témoins de la vie de Jésus. Et tous semblent étrangers à la Palestine, qu’ils connaissent manifestement fort mal. Et puis, ils se contredisent, d’un évangile à l’autre, sur des points cruciaux, n’hésitent pas non plus à orner leurs récits des prodiges les plus étranges. C’est que ces récits n’ont pour but que de servir une certaine théologie, qui varie d’un auteur à l’autre, chacun ayant sa propre conception de la nature du Christ. Il n’est dès lors pas étonnant que Jésus apparaisse davantage comme un «fantôme abstrait» ou une «idée qui marche», que comme un homme réel de chair et de sang.

Alfaric se penche aussi sur les textes chrétiens antérieurs aux Evangiles, qui peuvent, de par leur archaïsme, leur proximité avec les origines, constituer des sources encore plus décisives. Il s’agit de l’Apocalypse, des Epîtres de Paul, et de l’Epître aux Hébreux. Or, tous ignorent Jésus de Nazareth. Certes, Jésus (dont le nom même signifie «Iahvé sauve») y est présent, mais jamais sous la forme d’un personnage historique. Toujours sous la forme d’un être purement spirituel – mythique.

La formation d'un mythe

La réflexion d’Alfaric, passionnante de bout en bout, s’avère exaltante, lorsqu’elle s’efforce de reconstituer la manière dont a bien pu se former le mythe du Christ, quel état d’esprit a présidé à cette fabrication, et quels matériaux y ont pu être employés. Ainsi, à l’époque où nous ramènent les Evangiles, la Palestine est sous domination romaine, le peuple juif a perdu son indépendance, et a la conviction d’une intervention divine imminente. On cherche alors dans la Bible, qui passe pour être une grande prophétie messianique, l’annonce de la venue d’un Christ sauveur (ou «messie»), qui régnera sur l’univers et rétablira la justice. Et on la trouve ! Dans un oracle – librement interprété – de Jacob : «Le sceptre ne s'éloignera pas de Juda, ni le bâton de commandement d'entre ses pieds, jusqu'à ce que vienne Schilo, et que les peuples lui obéissent.» Texte fondamental, selon Alfaric, puisqu’il servit à déterminer la date à laquelle devait apparaître le Christ : avant la fin de la monarchie d’Hérode.

Alfaric nous montre comment l’image de Jésus s’est nourrie de certaines figures de l’Ancien Testament et d’autres textes anciens, proprement esséniens : une personnalité transcendante appelée «fils de l’homme» dans le Livre d’Hénoch ; un élu de Dieu, humble et méprisé, souffrant et mourant pour le rachat de nos péchés, et qui apportera la justice aux nations, dans le recueil d’Isaïe ; ou encore, dans les Psaumes, un pieux Israélite persécuté, soumis à d’innombrables maux, qu’on entend notamment lancer cet appel au secours qui en rappelle un autre : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?».

Si la figure du Christ se forme initialement dans le monde judaïque, elle n’en fait pas moins des emprunts à d’autres cultures. Alfaric remarque, en effet, d’étonnantes ressemblances entre le messie des chrétiens et d’autres hommes-dieux, plus anciens : Osiris en Egypte, Attis en Asie Mineure, Adonis en Syrie, ou Mithra en Perse. Tous ces dieux sauveurs passent pour avoir souffert, pour être morts de façon tragique, afin de ressusciter et d’assurer à leurs fidèles une éternité de bonheur. Guérisons miraculeuses, cène, naissance au 25 décembre, trahison d’un familier, soins pieux d’une femme éplorée… Autant de détails que l’on peut retrouver dans les récits de leurs vies – bien loin des Evangiles.

Un doute raisonnable

Au terme de la lecture des analyses de Prosper Alfaric, la thèse d’un Jésus mythique a perdu de son extravagance. Alfaric n’est, d’ailleurs, pas le premier à l’avoir soutenue. On la fait couramment remonter à Bruno Bauer (vers 1840). En réalité, il faut remonter beaucoup plus loin. A la Bible elle-même ! Dans la deuxième Epître de Jean, on peut lire, en effet, ceci : «Car plusieurs séducteurs sont entrés dans le monde, qui ne confessent point que Jésus-Christ est venu en chair.» Les sceptiques étaient là dès l’origine. Il est remarquable, aussi, de noter que deux papes du XVIe siècle ont affirmé le caractère légendaire de Jésus : Léon X et Paul III. Le premier confia à son secrétaire, le cardinal Bembo : «On sait de temps immémorial combien cette fable de Jésus-Christ a été profitable à nous et à nos proches». Quant au second, il déclara au duc Mendoza, ambassadeur d’Espagne : «N'ayant pu découvrir aucune preuve de la réalité historique de Jésus-Christ de la légende chrétienne, j'étais dans l'obligation de conclure à un dieu solaire mythique de plus

Les papes eux-mêmes ont douté. Mais pas mon dictionnaire… En ouvrant au mot «Jésus» mon Dictionnaire Hachette encyclopédique, qui ne date pas du Moyen Age, mais de l’année 1994, j’ai pu lire cette révélation : «La Résurrection n’est pas un fait historique directement constatable. C’est indirectement seulement qu’elle nous est connue : le tombeau est vide le dimanche matin…». Ciel ! Qu’ai-je donc perdu mon temps à lire Prosper Alfaric ! Puisque mon petit dictionnaire illustré m’assure, non pas seulement que Jésus a existé, mais qu’il est ressuscité ! Indirectement connue, la résurrection est néanmoins… connue. Fichtre !

On le voit, le temps fait les croyances, lourdes et inébranlables, il érige, par son travail patient, les plus incertaines réalités en massives évidences. Le temps – par l’habitude, par la coutume – endort les consciences, les rend insensibles au bon sens. Les textes de Prosper Alfaric sont précisément de ceux qui réveillent les consciences, les ébranlent, les remettent en état de marche. Leur intelligence scrupuleuse mérite d’être ressuscitée ! Pour donner vie à d’autres travaux, plus actuels, mais animés du même esprit. A l’orée d’un siècle qui s’annonce «religieux», il est du devoir de chacun de prendre à bras le corps toutes ces questions avec liberté et rigueur.

Signalons enfin que l’ouvrage Jésus a-t-il existé ? couvre un champ beaucoup plus vaste que le seul titre ne le laisse entrevoir ; il étudie, en effet, outre le problème de Jésus, les origines sociales du christianisme, le mythe de Marie, les origines et l’histoire de l’excommunication, la façon dont se faisaient autrefois les papes, la croyance en Dieu, et d’autres sujets encore.