Nirvana avait ouvert le chemin, rendant au rock ses lettres de noblesse. Nevermind en 1991 et In Utero en 1993 avaient constitué deux événements fracassants dans le monde musical de ce temps, endormi par la nullité des années 80. En 1994, Kurt Cobain mettait fin à ses jours. Deux groupes venaient déjà d’éclabousser le monde de leur force rare, dans l’ombre néanmoins de l’ogre Nirvana : les Smashing Pumpkins, auteurs de Gish en 1991 et Siamese Dream en 1993, et Rage Against The Machine, dont l’album éponyme avait résonné comme une grande claque dans le sphère rock de 1992.
Dès l’icône médiatique tombée, les anciens « rivaux » allaient sortir deux albums majeurs : Evil Empire en 1996 pour les Rage, mais surtout, un an plus tôt, en 1995, Mellon Collie and The Infinite Sadness, pour les Smashing Pumpkins, proclamés alors d’évidence « plus grand groupe rock du monde ». De ces sommets, les deux groupes sont par la suite redescendus, comme il se doit. Mais le temps de quelques mois, ou un peu plus, ils ont quasiment fait oublier tout le reste de la scène rock mondiale. Lorsqu’on repense à ce temps-là, on n’est pas loin d’avoir envie d’éclipser la plupart des groupes d’aujourd’hui. Car aucun, d’évidence, n’a fait aussi bien depuis et, a fortiori, mieux. Zoom sur ces deux styles, marqueurs d’une époque.
Rage Against The Machine ? Soyons clairs : c’est de la musique de fou furieux, de déchaîné, d’enragé, la musique de ceux qui ont au fond du ventre une boule de feu qui les survolte et les rend incontrôlables. C’est, en fait, l’alliance parfaite du rap et du rock les plus puissants. Quelque peu monotone en ce sens ; ça joue toujours dans les mêmes tons, on n’a jamais droit à un moment de repos, de détente, de calme… Ou alors ce calme est à redouter, car il annonce la tempête prochaine, l’ouragan De La Rocha – Morello, qui emporte tout, les toitures, les maisons entières, les bagnoles qui voltigent, et vous voici au final détrempé de sueur et… de plaisir. Monotonie du son, disais-je ; mais personne ne nous en avait gratifié auparavant, de ce son-là, de cette énergie-là, de cet alliage rap-rock incandescent, et personne n’a repris le flambeau depuis (du moins à ce niveau, ou ne serait-ce qu’à un niveau convenable). Rage Against The Machine constitue en ce sens, dans le paysage musical, ce qu’on pourrait appeler une singularité.
Singuliers, les Smashing Pumpkins le sont aussi, bien sûr ; mais ils ne ressemblent en presque rien aux Rage. Ces deux groupes constituent, à mon sens, les deux facettes essentielles du rock du milieu des années 90. S’il ne devait en rester que deux, ce serait eux. Et s’il ne devait en rester qu’un… j’élirais sans grande hésitation les Smash. Car, voilà, ces derniers ne sont pas monotones ; ils sont même tout le contraire. Avec eux, on passe par toute la palette des sentiments disponibles (ou presque). Ils n’ont pas la puissance percutante et nerveuse des Rage, leur fougue indépassable, mais une puissance plus contrôlée, mieux répartie sur la longue distance ; une puissance calme, si vous me passez l’alliance de ces deux termes souvent antagoniques ; voilà, ils sont puissants, mais pas violents. Ils ont la puissance d’un moteur qui a besoin de chauffer longtemps avant de partir, mais qui, lorsqu’il est lancé, surpasse ceux des plus vives voitures de course.
Il y a quelque chose de mystique chez les Smashing Pumpkins. Certains morceaux peuvent véritablement vous donner le sentiment de toucher à de l’absolu ; vous touchez quelque chose comme un summum, comme une puissance, un plaisir, une émotion, une intensité indépassables (pas tout ça toujours à la fois, évidemment, mais ça arrive...). Il y a un sentiment de totalité. Rien à voir avec les Rage, où c’est la rupture, la fracture, le déchirement constant qui prédominent. On est dans la cassure, la brisure, jamais dans l’harmonie. La puissance est presque toujours mélodieuse chez les Pumpkins, elle ne fait pas mal, elle fait du bien, elle te prend et te transcende, te rend uni… celle des Rage te désagrège, te met par terre et marche à coups d’upercuts…
Écouter les Rage, c’est immanquablement avoir envie de sauter en l’air, t’as tes jambes qui bougent toutes seules, qui martèlent ton plancher, sans même que tu t’en rendes compte, tu secoues bêtement la tête, tu calques en fait tes pas sur ceux de Zack De La Rocha et de Tom Morello qui bondissent d’un bout à l’autre de la scène, manquant parfois de se téléscoper, dans un déchaînement corporel sans répit. Rien de tel à l’écoute des Pumpkins : t’aurais bien envie de temps en temps de mimer un solo de guitare de Billy Corgan ou de martyriser une batterie imaginaire comme Jimmy Chamberlin, mais pas là de velléités bondissantes. D’ailleurs, sur scène, si Billy bouge quelque peu, sans faire pour autant des folies de son corps, James Iha et D’Arcy Wretsky ont toujours été réputés pour être de vrais « piliers de scène ». Stoïques. Mais Corgan sur scène a un charisme tellement énorme, qu’un simple geste du bras, ou l’esquisse d’un déhanchement avec sa guitare mettent le feu à l’assemblée. Mais on ne l’imagine vraiment pas s’excitant sur scène comme De La Rocha.
Comment poursuivre et, peut-être, conclure cette comparaison entre ces deux phénomènes ? Entre le bonze Corgan, géant de plus d’1m90 au crâne chauve, et le Che Guevara du mike, aux allures de Bob Marley avec ses longues dread-locks sur la tête ? Peut-être en soulignant la portée plus universelle de la musique des Rage ; en effet, elle parle à plus de gens différents, aux Blancs, beaucoup aux Latinos (De La Rocha et Morello obligent), aux Asiatiques, aux Noirs… Les Rage parlent aux minorités et à la majorité soucieuse des minorités, à tous ceux qui sont mécontents du « système » capitaliste et du monde américain qui est le nôtre. Ça fait du monde. Les fans de rap peuvent s’y retrouver aussi, bien sûr. Les Pumpkins touchent autant de monde, et probablement même plus, mais c’est un public plus homogène. Le fan type, si l’on peut dire, est un Blanc de la middle-class américaine ou européenne. Corgan l’a d’ailleurs parfois regretté, mais il l’assume maintenant (a-t-il le choix ?). Les fans de rap, les Latinos, les Noirs… sont très minoritaires, très peu nombreux chez les admirateurs des Pumpkins. Les Asiatiques sont plus réceptifs, la présence de James Iha, d’origine japonaise, y contribuant sans doute. Quant aux femmes, elles sont en général assez sensibles à la présence d’une des leurs, D’Arcy, derrière la basse – chose rarissime dans les grands groupes de rock.
Bref, quand je vous disais qu’ils se complétaient à merveille…
Dès l’icône médiatique tombée, les anciens « rivaux » allaient sortir deux albums majeurs : Evil Empire en 1996 pour les Rage, mais surtout, un an plus tôt, en 1995, Mellon Collie and The Infinite Sadness, pour les Smashing Pumpkins, proclamés alors d’évidence « plus grand groupe rock du monde ». De ces sommets, les deux groupes sont par la suite redescendus, comme il se doit. Mais le temps de quelques mois, ou un peu plus, ils ont quasiment fait oublier tout le reste de la scène rock mondiale. Lorsqu’on repense à ce temps-là, on n’est pas loin d’avoir envie d’éclipser la plupart des groupes d’aujourd’hui. Car aucun, d’évidence, n’a fait aussi bien depuis et, a fortiori, mieux. Zoom sur ces deux styles, marqueurs d’une époque.
Rage Against The Machine ? Soyons clairs : c’est de la musique de fou furieux, de déchaîné, d’enragé, la musique de ceux qui ont au fond du ventre une boule de feu qui les survolte et les rend incontrôlables. C’est, en fait, l’alliance parfaite du rap et du rock les plus puissants. Quelque peu monotone en ce sens ; ça joue toujours dans les mêmes tons, on n’a jamais droit à un moment de repos, de détente, de calme… Ou alors ce calme est à redouter, car il annonce la tempête prochaine, l’ouragan De La Rocha – Morello, qui emporte tout, les toitures, les maisons entières, les bagnoles qui voltigent, et vous voici au final détrempé de sueur et… de plaisir. Monotonie du son, disais-je ; mais personne ne nous en avait gratifié auparavant, de ce son-là, de cette énergie-là, de cet alliage rap-rock incandescent, et personne n’a repris le flambeau depuis (du moins à ce niveau, ou ne serait-ce qu’à un niveau convenable). Rage Against The Machine constitue en ce sens, dans le paysage musical, ce qu’on pourrait appeler une singularité.
Singuliers, les Smashing Pumpkins le sont aussi, bien sûr ; mais ils ne ressemblent en presque rien aux Rage. Ces deux groupes constituent, à mon sens, les deux facettes essentielles du rock du milieu des années 90. S’il ne devait en rester que deux, ce serait eux. Et s’il ne devait en rester qu’un… j’élirais sans grande hésitation les Smash. Car, voilà, ces derniers ne sont pas monotones ; ils sont même tout le contraire. Avec eux, on passe par toute la palette des sentiments disponibles (ou presque). Ils n’ont pas la puissance percutante et nerveuse des Rage, leur fougue indépassable, mais une puissance plus contrôlée, mieux répartie sur la longue distance ; une puissance calme, si vous me passez l’alliance de ces deux termes souvent antagoniques ; voilà, ils sont puissants, mais pas violents. Ils ont la puissance d’un moteur qui a besoin de chauffer longtemps avant de partir, mais qui, lorsqu’il est lancé, surpasse ceux des plus vives voitures de course.
Il y a quelque chose de mystique chez les Smashing Pumpkins. Certains morceaux peuvent véritablement vous donner le sentiment de toucher à de l’absolu ; vous touchez quelque chose comme un summum, comme une puissance, un plaisir, une émotion, une intensité indépassables (pas tout ça toujours à la fois, évidemment, mais ça arrive...). Il y a un sentiment de totalité. Rien à voir avec les Rage, où c’est la rupture, la fracture, le déchirement constant qui prédominent. On est dans la cassure, la brisure, jamais dans l’harmonie. La puissance est presque toujours mélodieuse chez les Pumpkins, elle ne fait pas mal, elle fait du bien, elle te prend et te transcende, te rend uni… celle des Rage te désagrège, te met par terre et marche à coups d’upercuts…
Écouter les Rage, c’est immanquablement avoir envie de sauter en l’air, t’as tes jambes qui bougent toutes seules, qui martèlent ton plancher, sans même que tu t’en rendes compte, tu secoues bêtement la tête, tu calques en fait tes pas sur ceux de Zack De La Rocha et de Tom Morello qui bondissent d’un bout à l’autre de la scène, manquant parfois de se téléscoper, dans un déchaînement corporel sans répit. Rien de tel à l’écoute des Pumpkins : t’aurais bien envie de temps en temps de mimer un solo de guitare de Billy Corgan ou de martyriser une batterie imaginaire comme Jimmy Chamberlin, mais pas là de velléités bondissantes. D’ailleurs, sur scène, si Billy bouge quelque peu, sans faire pour autant des folies de son corps, James Iha et D’Arcy Wretsky ont toujours été réputés pour être de vrais « piliers de scène ». Stoïques. Mais Corgan sur scène a un charisme tellement énorme, qu’un simple geste du bras, ou l’esquisse d’un déhanchement avec sa guitare mettent le feu à l’assemblée. Mais on ne l’imagine vraiment pas s’excitant sur scène comme De La Rocha.
Comment poursuivre et, peut-être, conclure cette comparaison entre ces deux phénomènes ? Entre le bonze Corgan, géant de plus d’1m90 au crâne chauve, et le Che Guevara du mike, aux allures de Bob Marley avec ses longues dread-locks sur la tête ? Peut-être en soulignant la portée plus universelle de la musique des Rage ; en effet, elle parle à plus de gens différents, aux Blancs, beaucoup aux Latinos (De La Rocha et Morello obligent), aux Asiatiques, aux Noirs… Les Rage parlent aux minorités et à la majorité soucieuse des minorités, à tous ceux qui sont mécontents du « système » capitaliste et du monde américain qui est le nôtre. Ça fait du monde. Les fans de rap peuvent s’y retrouver aussi, bien sûr. Les Pumpkins touchent autant de monde, et probablement même plus, mais c’est un public plus homogène. Le fan type, si l’on peut dire, est un Blanc de la middle-class américaine ou européenne. Corgan l’a d’ailleurs parfois regretté, mais il l’assume maintenant (a-t-il le choix ?). Les fans de rap, les Latinos, les Noirs… sont très minoritaires, très peu nombreux chez les admirateurs des Pumpkins. Les Asiatiques sont plus réceptifs, la présence de James Iha, d’origine japonaise, y contribuant sans doute. Quant aux femmes, elles sont en général assez sensibles à la présence d’une des leurs, D’Arcy, derrière la basse – chose rarissime dans les grands groupes de rock.
Bref, quand je vous disais qu’ils se complétaient à merveille…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire