03 mai 2007

Débat présidentiel 2007 : la mante religieuse royale passe à table

23h40, ce mercredi 2 mai 2007: le grand débat présidentiel tant attendu entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy prend fin. Au terme de cet affrontement de près de 2h40, une impression franche se fait sentir: Ségolène Royal, contre toute attente, l’emporte par KO.



On craignait le pire pour la candidate socialiste. On s’attendait à ce qu’elle se fasse détruire, laminer, humilier, mettre en morceaux, par le champion des médias, Nicolas Sarkozy. On imaginait un match à sens unique, au résultat connu d’avance. La seule question était : la fragile Ségolène va-t-elle pouvoir résister un minimum au rouleau compresseur Sarkozy ? Ou encore : le bulldozer de l’UMP va-t-il épargner quelque peu sa pauvre victime, témoignera-t-il d’un peu de délicatesse à son endroit, ou sera-t-il, au contraire, sans pitié envers elle, dans cet exercice du débat oral et télévisé qu’il maîtrise parfaitement, et où il la domine d’évidence (pensait-on, du moins, jusqu’à ce soir) ?


Les premières minutes n’ont guère dû rassurer les supporters de la candidate du PS. On interroge, en effet, les deux protagonistes sur leur conception de la présidence. Nicolas Sarkozy, qui est le premier à s’exprimer, répond avec calme et précision. Puis vient le tour de Ségolène Royal, qui se lance dans une tirade assez alambiquée, manifestement hors-sujet, où elle mélange de manière vague tout un tas de problèmes, sorte de bouillie indigeste qui laisse présager du pire. A ce moment précis, on a l’impression de retrouver la Ségolène Royal du début de campagne, quasi inaudible, sortant des phrases fourre-tout d’un ton monotone, et qui laissent franchement perplexe. Bref, à ce moment-là, on se dit que la boucherie annoncée va bel et bien avoir lieu. Et que l’élection est définitivement pliée.


Et puis, petit à petit, l’impensable se produit. La machine Royal se met en route, chauffe doucement, prend progressivement son rythme de croisière, finit par atteindre son rendement optimal, et se transforme bientôt en machine de guerre impitoyable, devant laquelle le soldat Sarkozy se retrouve de plus en plus démuni. Ce basculement se produit insensiblement et se matérialise par l’inversion de la domination en terme de temps de parole. Alors que les premières minutes voient Nicolas Sarkozy faire la course en tête, assez nettement, l’écart se resserre progressivement, jusqu’à ce que Ségolène Royal passe en tête, monopolisant de plus en plus la parole, prenant de plus en plus clairement l’ascendant. Un avantage de temps de parole qu’elle conservera jusqu’au bout, et que Nicolas Sarkozy (gentleman ?) acceptera de lui concéder.


Une histoire de regards


Il n’est pas question ici d’analyser le contenu des discours des deux prétendants à l’Elysée, mais simplement de dire une impression à chaud sur la forme du combat, de dégager un premier ressenti. Des observateurs ont déjà fait remarquer des erreurs factuelles, techniques, de la part des deux candidats. Ségolène Royal nous a ainsi assuré que la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité en France s’élevait à 17 %, alors qu’elle avoisine plutôt les 78 % ! Nicolas Sarkozy avait, lui, avancé le chiffre (moins fautif) de 50 %. 17 %, cela correspond, en fait, approximativement, à la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité mondiale. Au final, lequel des deux candidats a commis le moins d’erreurs ? Lequel a tenu le discours le plus sérieux ? Je laisse soin aux observateurs compétents de le mettre en évidence. Mais sur la forme, Royal a gagné sans grande discussion possible, me semble-t-il.


Il a sauté aux yeux de tous que Ségolène Royal n’a cessé de regarder son adversaire dans les yeux, ne déplaçant son regard que rarement vers les deux animateurs, Patrick Poivre d’Arvor et Arlette Chabot. Son regard volontaire et serein tranchait avec celui, très fuyant et mouvant, de Nicolas Sarkozy. L’ancien ministre de l’Intérieur s’adressait manifestement davantage aux deux animateurs, en particulier monsieur Poivre d’Arvor, qu’à sa concurrente, qu’il ne regardait que par intermittence, comme s’il ne parvenait pas à soutenir son regard. On aurait dit qu’il venait chercher une sorte de refuge dans le regard de Poivre, presque un soutien, une amarre pour échapper à sa dérive. Et puis, il y avait ces incessants regards vers la table, ses notes peut-être, qui toujours évitaient madame Royal. Dans cet usage du regard, Nicolas Sarkozy a fait une assez mauvaise impression. A l’inverse, le regard franc et direct de Ségolène Royal lui a fait marquer des points.


On a pu noter aussi une différence de posture. La candidate du PS se tenait, en effet, très droite sur sa chaise, se redressant dès qu’elle se sentait un brin fléchir, tandis que le chef de l’UMP se tenait davantage penché en avant. Ce qui faisait apparaître madame Royal plus haute que monsieur Sarkozy. Physiquement, elle le dominait. Telle une mante religieuse dressée devant sa proie pour la subjuguer, et qu’elle s’apprête à dévorer. Celle en laquelle on ne voyait hier encore qu’une inoffensive "madone" au sourire béat se voyait transformée en une redoutable mante religieuse, mangeuse de Sarkozy...


Maîtresse de la parole


Ségolène Royal a su s’accaparer la parole. Elle a parlé davantage que son adversaire, mais elle a aussi donné l’impression d’avoir beaucoup plus parlé que lui. Souvent, elle a su l’interrompre. Mais, à l’inverse, lorsque celui-ci s’est essayé à la couper, il s’est souvent fait remettre énergiquement à sa place. Sans doute, la féminité de l’élue du Poitou-Charentes a-t-elle ici constitué un avantage : interrompre madame Royal, sans tenir compte de ses protestations, aurait pu passer pour de l’odieux machisme, et c’était là le piège qui était, à l’évidence, à éviter.


Si Ségolène Royal a donné l’impression d’avoir bien plus parlé que Nicolas Sarkozy, c’est aussi parce qu’elle a mieux parlé que lui ; et là réside la grande surprise de ce débat. Il était communément admis que Ségolène Royal était une très piètre oratrice, pour ne pas dire pire... On tremblait pour elle, dès qu’elle débutait une phrase, de peur qu’elle ne s’écroule, qu’elle perde le fil de sa pensée. On sentait une fragilité. Sa parole n’était pas sûre. Et, pour ma part, je dois confesser avoir eu beaucoup de mal à m’intéresser à elle durant cette campagne présidentielle, ayant éprouvé beaucoup de difficulté à l’écouter durant ne serait-ce que quelques secondes... Je n’y prenais rigoureusement aucun plaisir. Ce mercredi soir, mis à part quelques envolées incertaines, quelques (rares) phrases qu’il vaudrait mieux ne pas avoir à relire à l’écrit, Ségolène Royal s’est bien exprimée, parfois même assez remarquablement. Elle a fait impression.


Une parole sûre, franche, marquée d’un volontarisme très puissant, face à laquelle celle de Nicolas Sarkozy, plus simple et pragmatique, paraissait pauvre et manquant quelque peu de grandeur, de souffle. En écoutant Royal, on imaginait entendre la présidente de la République. La transfiguration avait déjà eu lieu. Sarkozy, ce soir, n’a pas su atteindre la même dimension. Sans doute Ségolène Royal s’est-elle nourrie de l’incroyable énergie qui lui a été donnée la veille de ce débat, lors de son meeting-concert à Charléty, rassemblement populaire assez inouï, qui avait drainé entre 60 000 et 80 000 sympathisants (à l’intérieur et à l’extérieur du stade), et qui pouvait rappeler la ferveur qui accompagnait les plus grands matchs de l’équipe de France de Zidane en Coupe du monde. La piètre oratrice qu’on connaissait jusque-là avait déjà eu l’occasion de faire montre de ses incroyables progrès, en emportant l’enthousiasme d’un immense public.


L’inversion des rôles


Reste à savoir si Ségolène Royal a bluffé lors de ce débat. Car sur certaines questions techniques, face auxquelles le téléspectateur de base est dépourvu et ne peut guère juger par lui-même, elle a fait la leçon à Nicolas Sarkozy. Celle dont on raillait l’incompétence a joué, à maintes reprises, la maîtresse d’école du petit Nicolas, qui, d’après elle, avait mal appris sa leçon (tandis que ce dernier usait fréquemment de cette étrange expression, un brin enfantine : "c’est pas gentil"). On peut relever, à ce propos, leur polémique autour du nucléaire (où il y avait, en l’occurrence, erreur des deux, et notamment de la "maîtresse"). Ségolène Royal a eu l’audace d’accuser son adversaire d’incompétence, et cette singulière stratégie a semblé le décontenancer. Vers le milieu du débat, on a pu sentir Sarkozy proche de la déroute, pétrifié par l’attitude offensive, voire guerrière, de sa "challengeuse". L’incompétente présumée se métamorphosait (ou faisait mine de se métamorphoser) en experte, et assommait son adversaire, présumé expert, qui restait médusé.


Et puis il y eut ce moment fort, cette colère de Ségolène Royal en réaction à la proposition de Nicolas Sarkozy d’un "droit opposable" qui permettrait aux parents d’enfants handicapés de les inscrire dans des écoles "classiques". La candidate socialiste fit remarquer que le gouvernement auquel appartenait Nicolas Sarkozy avait supprimé des milliers d’emplois d’aides-éducateurs, ainsi que le plan Handiscol, qu’elle avait mis en place, et qui permettait précisément d’intégrer les enfants handicapés à l’école. Elle mit énergiquement en cause l’exploitation sentimentale que son concurrent opérait, selon elle, sur le thème du handicap, allant jusqu’à parler de "summum de l’immoralité politique".


Nicolas Sarkozy ne manqua pas de sauter sur l’occasion pour rappeler qu’un chef d’Etat se doit de rester calme et de ne jamais perdre ses nerfs - c’était l’hôpital qui se moquait de la charité... Mais "il y a des colères très saines", rétorqua justement madame Royal, qui avait gardé son sang-froid, quoi qu’en ait dit son adversaire. Le chef de l’UMP, tellement attentif à ne pas déraper, à ne pas se montrer agressif et nerveux, pour contrer les attaques récentes touchant sa personnalité, s’en est montré presque trop terne ; sa contenance s’est avérée presque excessive. En comparaison, l’émotion mise dans ses mots par Ségolène Royal pouvait facilement passer pour de l’emportement.


On notera, au passage, cette savoureuse remarque de Sarkozy, demandant à sa concurrente de ne pas le pointer du doigt avec son index, lui qui est justement coutumier de ce genre de menaces, l’index pointé, notamment en direction des journalistes qui ne lui sont pas assez favorables. On notera encore, à un autre moment du débat, cette remarque sarkozyste, tout aussi pittoresque, sur la nécessité, pour un responsable politique, de tenir un langage mesuré et de ne jamais user de "mots qui blessent", par lesquels "on divise son peuple" au lieu de le rassembler... Le Kärcher et la racaille étaient alors manifestement effacés de sa mémoire. Ségolène Royal, peut-être consciente que ces termes avaient largement participé à sa popularité, eut la bonne idée de ne pas les lui rappeler.


Une victoire pour rien ?


D’un point de vue tactique, Nicolas Sarkozy aura cherché à susciter un certain apaisement autour de sa personne, en mettant en oeuvre un self-control assez inédit chez lui, n’hésitant pas à dire ses points d’accord avec sa rivale socialiste. Cette dernière, donnée perdante par tous les sondages, avait pour obligation de partir à l’abordage, de "rentrer dans le lard" de son adversaire, de lui marcher dessus. Elle a rempli son contrat, avec une audace et un aplomb qu’on ne lui soupçonnait guère - à ce point. Sarkozy a cherché à ne pas perdre, il a voulu gérer son avance. Il a voulu éviter le dérapage qui l’aurait plombé et fait dévier de sa trajectoire toute tracée vers l’Elysée, qui aurait compromis, à seulement quatre jours de l’arrivée, son sacre annoncé, brisé son fabuleux "destin en marche". Royal a joué le tout pour le tout et a déjoué tous les pronostics qui la donnaient fatalement perdante pour ce débat. Pour user d’une métaphore sportive, Sarkozy a joué "petit bras", tandis que Royal a exercé sur son adversaire un "pressing" de tous les instants, en jouant très haut.


De mon modeste point de vue, Ségolène Royal a remporté cette confrontation, dans la forme en tout cas, dans l’impression générale produite, et cela assez haut la main. Certes, son tout début de débat m’est apparu laborieux, et la fin de sa prestation avait perdu en intensité (comme celle de Sarkozy d’ailleurs, le débat ayant été un brin longuet...), mais elle seule a su incarner, durant plus de 2h30, la fonction présidentielle avec prestance. On aurait parfois dit François Mitterrand réincarné en femme... Bien sûr, je néglige là le fond des programmes, qui est ce qui doit prédominer dans nos considérations. Mais au terme d’un tel débat, plus que quelques questions de fond, il reste surtout une impression, un sentiment. Et force est de constater que Ségolène Royal a remporté ce combat de pure forme. Je suis le premier surpris de cette victoire, même si je la sentais venir depuis quelques jours, et surtout le choc du meeting de Charléty.


Les experts en matière de débat présidentiel nous assurent que cet exercice, certes toujours très attendu par les Français, ne joue quasiment aucun rôle dans le scrutin, et qu’une émission ne fait pas basculer une élection. Dans ce cas, Nicolas Sarkozy sera élu dimanche prochain, dans un fauteuil. C’est l’hypothèse qui demeure la plus probable. Mais qui aurait pensé que le débat de l’entre-deux-tours pourrait prendre une telle tournure ? Personne. D’ici dimanche à 20 heures, le vent pourrait donc encore tourner...

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