20 janvier 2007

Apocalypto : il était une fois la Peur

Porté au rang de quasi chef-d'oeuvre par certains, rabaissé à celui de navet par d'autres, qui s'acharnent manifestement sur son réalisateur controversé, le dernier film de Mel Gibson, Apocalypto, fait l'événement. Il nous ramène dans l'Amérique Centrale du XVIe siècle, au crépuscule de la civilisation maya, peu avant la conquête espagnole.

Une tribu de chasseurs, locataires harmonieux d'une forêt aussi luxuriante que mystérieuse, est victime d'une terrible attaque portée par des guerriers mayas. Après la destruction de leur village et le meurtre d'une partie d'entre eux, les habitants sont faits prisonniers, ligotés par le cou à une longue tige de bois qui les relie tous. Ils partent alors pour un long et périlleux périple à travers la jungle, jusqu'à la cité de pierres de ces Mayas.

Le contraste entre les deux civilisations - celle, paisible, sage et rieuse des chasseurs de la forêt, et celle, grouillante d'agitation, inégalitaire, hyper-religieuse et pleine d'excès, en un mot décadente, des puissants Mayas - est saisissant. L'arrivée des humbles chasseurs enchaînés dans la cité maya débridée est le point culminant du film. Leur longue route de souffrance dans la jungle est comme une Passion pour ces hommes, arrachés à leur village, à leur forêt, à leur élément, ligotés non pas à une Croix, mais à une longue tige qui les étrangle, et tout se finit pour eux comme pour le Christ, sur le Calvaire, la colline du supplice, ici un temple-pyramide, au sommet duquel ils vont être sacrifiés aux dieux et à la liesse populaire.

Des coeurs sous le soleil

C'est sans doute là la scène la plus marquante du film de Gibson. Celle des sacrifices humains, des arrachages de coeurs encore battants. Sous l'oeil du roi et de sa famille, vêtus des parures les plus somptueuses, les prisonniers, un par un, sont portés sur un autel, où un grand prêtre, armé d'un poignard, leur ouvre la poitrine pour en extraire le coeur encore vivant, et l'offrir aux dieux assoiffés de sang. Avant de les décapiter et d'envoyer rouler leurs têtes et leurs corps sur les marches du temple, jusqu'en bas, jusqu'au peuple rassemblé là, qui hurle sa joie et sa reconnaissance.

Le carnage est interrompu par une éclipse solaire, interprétée comme une intervention divine, le signe que les dieux sont satisfaits et repus. Le héros du film - car il y a un héros - est ainsi épargné. Les survivants du cruel rituel servent alors d'objets pour un jeu macabre. On leur ordonne de courir vers un champ de maïs, au-delà duquel se trouve leur forêt. Mais une fois entamée leur course vers la libération, ils servent de cibles aux guerriers mayas, qui les visent de leurs flèches et de leurs lances. Un guerrier est même placé à l'orée du champ pour achever les prisonniers transpercés. Mais le héros parvient, lui, à s'échapper. S'entame alors une course-poursuite mémorable dans la jungle verte.

Une forêt nommée Renaissance

Patte de Jaguar, c'est son nom, court à en perdre haleine, dans le but de retrouver sa jeune femme enceinte et son petit garçon, qui se sont réfugiés au fond d'un puits, pendant l'attaque de leur village. On verse alors bien davantage dans le film d'action que dans la fresque historique et le réalisme le plus strict. Mais qui a prétendu que nous avions affaire à un documentaire ? Nous sommes bel et bien au cinéma. Tandis que la jeune compagne de Patte de Jaguar donne la vie à son second enfant au fond du puits, alors que celui-ci est en train de se remplir dangereusement d'une eau de pluie abondante, son valeureux mari élimine un à un ses terribles poursuivants.

Patte de Jaguar conservera donc, contrairement à ses pauvres compagnons, son coeur bien accroché au fond de sa poitrine, et retrouvera, saine et sauve, sa petite famille. A la fin de cette course-poursuite endiablée, alors qu'un calme trompeur est revenu, on voit débarquer, sur la plage, derrière la forêt, les Européens, sortis de leurs caravelles, et armés pour le moment de leurs seuls crucifix. Après l'extermination du peuple des forêts par les Mayas, on pressent déjà celle des Mayas par les Conquistadores... Patte de Jaguar voit arriver ces hommes blancs, se demande un instant s'il doit aller à leur rencontre, et décide finalement de s'en retourner dans sa forêt, tenter de recommencer sa vie à zéro.

Apocalypto fait indiscutablement partie de ces films qui laissent une empreinte en vous. Qui, sans prétendre au statut de chef-d'oeuvre, peuvent être considérés comme des grands films. Les rares critiques qui parlent de "navet" ont des comptes à régler avec l'homme Gibson, qu'ils détestent, mais ne peuvent pas, honnêtement, qualifier ainsi son film. Tourné dans un cadre majestueux, dans la langue yucatèque, par souci d'authenticité, avec des acteurs tous illustres inconnus, mais néanmoins merveilleux, ce film est habité d'un souffle qui donne au cinéma une grandeur pas si commune.

Le retour du refoulé

L'un des principaux reproches qu'on lui fait, c'est une prétendue complaisance dans la violence, dans l'horreur. Il est vrai que nombre de scènes sont dures, à la limite du soutenable. Il eût été possible de nous les épargner. Mais précisément, n'est-ce pas là l'un des principaux mérites de ce film ? Nous faire subir une violence terrible, à laquelle nous ne sommes plus habitués aujourd'hui, en particulier en Occident, mais qui était le lot commun de nos ancêtres durant des millénaires, une violence qui a fait la vie des hommes partout sur la planète jusqu'à très récemment ? Nous faisons partie, nous l'oublions peut-être, des premières générations qui peuvent envisager de passer leur vie entière sans avoir recours à la violence physique, au meurtre, d'hommes ou d'animaux.

Tuer de ses mains des animaux pour manger a constitué le quotidien des hommes durant des millénaires - comme nous le rappelle la scène de chasse inaugurale du film, assez crue ; ces combats dangereux, ces corps à corps avec nos proies, ce rapport à leur chair, à leur sang, cette nécessité de les mettre à mort, avec un poignard ou une lance, nous avons oublié tout cela, nous nous en sommes débarrassés, laissant ces activités vitales à quelques professionnels pas toujours bien vus ; nous avons déréalisé la violence, elle nous est devenue abstraite, nous avons oublié sa nécessité, nous avons oublié que notre survie passait par le meurtre d'autres créatures, nous, hommes modernes, allant à la chasse dans des supermarchés, confrontés à des plats cuisinés, à des produits, à des marques, à des pubs, à des couleurs, voulant oublier la violence et la mort dans notre assiette.

Même oubli de la violence entre les hommes, de ces guerres permanentes qui ont fait l'histoire depuis toujours. Combats aux armes blanches, où une lame devait pénétrer dans un corps pour le détruire, et pas combats à distance, au pistolet, au canon, ou aux missiles, comme ils le sont depuis si peu de temps. Ce film nous rappelle que la violence est toujours là, qu'on n'y échappe pas, mais qu'on l'a oubliée, au moins dans les coins de ce monde qui peuvent se permettre cet oubli. Et c'est pour cela que ce film peut nous gêner.

Leçons élémentaires

Mais le grand thème d'Apocalypto, c'est la vie et la mort des civilisations. C'est le darwinisme appliqué aux civilisations. Les petits se font manger par les gros. Et ceux qui se croient les plus gros (ici, les Mayas) finissent par trouver encore plus gros qu'eux (les Espagnols). Les civilisations qui paraissent les plus éternelles, les plus hégémoniques, sont, elles aussi, mortelles, et vivent, jusqu'au dernier moment, dans l'inconscience des dangers qui les feront périr. Il n'y a rien à y faire. C'est une loi de la nature.

Et le pressentiment de la fin crée la Peur, l'acteur central d'Apocalypto au final. La Peur contre laquelle il faut résister. La Peur qui est le vrai ennemi. Celui qui entraîne la chute d'une culture, son asservissement et sa perte. Celui, surtout, qui trouble le coeur de l'homme, qui lui fait perdre sa dignité. "Ne te laisse jamais envahir par la Peur, ne la laisse jamais triompher en toi". Telle est la leçon qu'inculque sereinement le père de Patte de Jaguar à son fils, alors même qu'il s'apprête à mourir, exécuté, égorgé par un guerrier maya. Ne pas avoir peur. Demeurer son propre maître. Sagesse des chasseurs de la forêt, sagesse éternelle, que l'on retrouve aussi chez les Grecs. Elle n'empêche pas de disparaître. Mais elle permet de garder intact le coeur de l'Homme.

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